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voulait point encore, et que dès le lendemain de la révolution elle s’est mise à regretter ce qu’elle avait fait. Qu’est-ce donc qui a précipité la France avant l’heure dans cette démarche imprudente ? qu’est-ce donc qui l’a fait sortir de la voie libérale et sage où elle semblait engagée depuis trente ans ? La réponse, à notre avis, n’est pas douteuse, c’est la résistance maladroite et coupable de l’aristocratie d’argent, qui gouvernait alors la France, aux réformes démocratiques les plus insignifiantes et aux réclamations les plus modérées du parti populaire, c’est l’entêtement pusillanime d’un pouvoir trop orgueilleux, qui ne voulait rien céder à l’opinion du dehors, en même temps qu’il redoutait les innovations les plus inoffensives à l’égal des plus grands bouleversemens. Le suffrage universel est l’œuvre involontaire de la bourgeoisie de la restauration et de 1830, de cette bourgeoisie qui en 1847 repoussait la réforme électorale, qui acclamait en 1848 l’avènement de la démocratie républicaine, et qui trois ans après s’est jetée dans les bras de l’empire pour échapper aux conséquences de la révolution qu’elle avait provoquée.

A Dieu ne plaise que nous montrions de la colère ou de l’amertume contre une classe de la société française qui a eu l’immortel honneur de foncier et de faire régner pendant trente ans le gouvernement représentatif ! Mais, si c’est elle qui a fondé le gouvernement parlementaire en France, nous ne pouvons pas non plus oublier que c’est elle aussi qui l’a perdu. La bourgeoisie de 1830 ou plutôt celle de 89, dont elle était la légitime héritière, depuis le moment où elle est apparue sur la scène de l’histoire jusqu’à celui où elle a vaincu les derniers débris de l’ancien régime, a certainement déployé des qualités héroïques dont ses descendans ont lieu d’être fiers ; mais cette vertu, que l’adversité avait fait naître, s’est énervée, comme il arrive souvent, au sein d’une trop grande prospérité. La bourgeoisie avait lutté courageusement pour la liberté tant qu’elle était elle-même opprimée ou tant qu’elle se croyait menacée dans la possession de ses droits par ce fantôme d’ancien régime que la restauration a vainement évoqué contre elle ; mais sitôt qu’elle s’est vue en pleine possession du pouvoir, elle a cédé à ce penchant funeste de tous les parvenus qui veulent jouir à leur aise. Elle s’est établie dans le gouvernement comme dans un pays conquis, se distribuant les titres, les traitemens, les places, les honneurs, étalant avec ostentation ses richesses récentes, aimant à se confondre aux rangs des aristocraties passées ou à les humilier de sa grandeur, toujours frondeuse par habitude, mais égoïste par position, et poussant l’esprit de conservation jusqu’au plus déplorable aveuglement. Sans doute tout n’a pas été stérile dans l’œuvre des dix-huit ans qu’elle a passés au pouvoir : elle a donné à la France une