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devrait ajourner éternellement la liberté. On dirait qu’elle ne se sent pas le courage d’affronter le combat auquel la démocratie la provoque, et qu’elle a accepté sans le savoir le jour où elle a proclamé le suffrage universel.

Reconnaissons-le tout d’abord, la France est excusable dans sa faiblesse. Elle n’a pas reçu la démocratie tout à fait de son plein gré ; elle a été prise au dépourvu par des événemens qui l’ont dominée avant de lui laisser le temps de réfléchir. Elle a sauté dans le suffrage universel en fermant les yeux, elle s’est conduite un peu comme ce personnage de la fable qui se jetait dans la rivière de crainte d’être mouillé ; puis, effrayée de la puissance du courant qui l’entraînait, elle a eu recours à la dictature pour endiguer le torrent démocratique et pour l’enfermer dans de fortes écluses au risque d’en faire un marécage. Voilà pourquoi nous ne craignons pas de dire en face même de la démocratie que le suffrage universel a été établi prématurément. Nous n’en voulons pas d’autres preuves que la peur même qu’il inspire et la facilité avec laquelle on l’a dirigé. Si le droit de suffrage avait été véritablement la satisfaction d’un besoin populaire, la France ne l’exercerait pas avec tant d’apathie. Ce qui atteste l’existence du droit électoral, c’est la ferme volonté de l’obtenir et de le conserver. Ajoutons que, lorsqu’un peuple est mûr pour une réforme, il ne la laisse pas improductive et ne s’en dégoûte pas dès le lendemain. Or quel usage avons-nous fait de la faculté du suffrage depuis le jour où nous la possédons ? Comment avons-nous mis en œuvre ce principe de la souveraineté populaire, auquel nous nous croyons si passionnément attachés ? Sauf dans quelques grandes villes dont les habitans sont depuis longues années dignes d’entrer dans la vie politique, la France en général n’a guère usé de ses droits que pour les abdiquer entre les mains du gouvernement. A voir la négligence avec laquelle nous nous acquittons des devoirs que le suffrage universel nous impose, on se prendrait à penser que c’est là non point une de ces conquêtes’.nationales qui sont le signe d’une vie politique plus abondante et plus large, le résultat d’un progrès nouveau dans les idées libérales, mais l’œuvre artificielle de quelques théoriciens absolus amoureux de la logique seule et de quelques enthousiastes élevés au pouvoir par la loterie des révolutions.

Certes il est pénible d’avouer que l’institution fondamentale de la société française, cette institution qui devrait être le couronnement naturel du progrès démocratique et libéral, n’a été établie que par un accident et par une surprise. Il est cruel de dire à ceux qui l’ont payée de leur sang que leur sacrifice est resté stérile pour la génération contemporaine. Il n’en est pas moins vrai que, le jour même où la démocratie fut fondée, la nation ne la