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indifférente qui laissera leur libre jeu aux influences souveraines des grands partis organisés. Les électeurs seront choisis non pas en leur nom personnel, à cause de leur expérience ou de leurs mérites, mais comme membres de l’un des partis qui s’arment l’un contre l’autre. En acceptant le dépôt qui leur sera confié, ils s’engageront à en faire l’usage qui leur sera formellement prescrit. Ils ne seront plus que des serviteurs revêtus d’un titre honorable, des hommes d’affaires obligés de se conformer à la lettre au programme du parti qui les emploie. C’est ainsi que les choses se passent dans toutes les vraies démocraties. Aux États-Unis par exemple, où le vote à deux degrés subsiste encore pour l’élection du président, on n’entend pas dire que ce mode de suffrage altère en aucune façon la volonté nationale ; le second degré n’est qu’une pure cérémonie qui constate et légalise le résultat déjà certain des élections. La démocratie, quand elle est vivante et forte, ne se laisse pas éluder par de tels subterfuges ; elle ne se laisse prendre à des filets aussi fragiles que lorsqu’elle est incapable de jouer dignement son rôle. Alors il n’est pas besoin d’employer le suffrage à deux degrés pour confisquer la volonté nationale et pervertir le vœu populaire. L’élection unique et immédiate offre pour cela des facilités suffisantes aux gouvernemens qui veulent s’en servir.

Le système des deux degrés pourrait donc tout au plus servir à ménager la transition toujours dangereuse du suffrage restreint au suffrage universel ; mais quand un pays en est arrivé au régime de la démocratie pure, ce serait une folie que de revenir sur les concessions déjà faites. Alors on ne peut plus espérer de salut que dans le progrès de la démocratie elle-même, dans l’énergique organisation des élémens conservateurs qu’elle renferme, dans le judicieux emploi des forces cachées qu’elle réserve à ceux qui sauront y faire appel. Il faut, comme le disait La Boétie dans son naïf et frappant langage, « pour fendre le bois, se faire des coings du bois même, » c’est-à-dire accepter la démocratie sans réserve et se fier hardiment pour tout le reste à la protection puissante de la liberté.

Nous qui nous vantons d’avoir été les apôtres et les initiateurs de la liberté dans le monde, nous sommes peut-être le peuple qui en méconnaît le plus le bienfaisant caractère. La liberté a eu chez nous le grand malheur d’avoir l’échafaud pour premier trône. Trompés par les douloureux souvenirs de notre histoire, nous nous sommes habitués à la confondre avec ces violences révolutionnaires dont elle est toujours la première victime. Nous avons cessé de respecter en elle la gardienne paisible de nos intérêts et de nos consciences pour n’y plus voir qu’une puissance destructive et menaçante. Ses partisans les plus zélés en apparence ont contribué