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plaindre de l’ignorance ou de l’injustice du peuple, quand il n’a pas eu le courage de se fier à son bon sens ? Tel est cependant le portrait de cette liberté étranglée à laquelle on prétend que l’avènement de la démocratie nous condamne. On ne veut pas comprendre que, sur cet immense forum qui couvre un pays tout entier, où plusieurs millions d’hommes délibèrent à la fois sans se voir et sans se connaître, il n’y a pas de vérité qui puisse se faire entendre, pas d’intérêt qui puisse se faire respecter, pas de droit méconnu qui puisse obtenir justice, sans employer, si j’ose ainsi dire, le porte-voix de la liberté. Le gouvernement de la démocratie, quand la liberté n’y règne pas entière, ressemble à un spectacle que des bateleurs donnent dans une langue étrangère à une grande foule de peuple assemblé ; elle en aperçoit de loin la pantomime et elle en entend parfois le bruit confus, mais sans pouvoir distinguer les paroles ni encore moins en comprendre le sens.

Cette véritable liberté démocratique, sans laquelle il n’est pas de salut pour le suffrage universel, combien nous sommes loin de la soupçonner encore ! Nous croyons avoir beaucoup fait pour la liberté lorsque nous avons arraché à nos gouvernemens la faculté qu’ils s’arrogeaient d’étouffer l’expression de la pensée avant même qu’elle ne se fût produite. Quant à ces mille formalités qui entravent encore l’exercice de nos droits, quant aux obstacles matériels et pécuniaires qui en rendent l’usage si difficile, si dispendieux, quant à l’intimidation que font encore peser sur nous des lois draconiennes, on les regarde volontiers comme des épreuves salutaires et comme la légitime rançon de la liberté. On reconnaît aux citoyens le droit de se réunir et de s’entendre pour discuter les affaires sur lesquelles ils sont appelés à se prononcer ; mais on entoure ce droit de tant de restrictions et de menaces, on se défie à tel point de l’esprit de discipline et d’indépendance que pourrait contracter la démocratie dans le trop libre exercice de son autorité souveraine, qu’il n’est guère à espérer ni à craindre que cette liberté ait grande influence sur le tempérament du suffrage universel. En un mot, nous admettons volontiers la liberté politique en principe, mais nous faisons tout au monde pour en contrarier ou pour en paralyser l’usage. Or dans la démocratie la liberté n’est pas tant un principe qu’une nécessité sociale impérieuse, une condition indispensable de sécurité et de sagesse. Il ne suffit pas qu’elle effleure la surface du pays et qu’elle fasse jaillir de temps en temps quelques étincelles brillantes, mais sans flamme et sans chaleur : c’eût été bon peut-être sous ce régime du suffrage restreint qui nous inspire un dédain si superbe, et dont cependant la liberté serait pour nous un sujet d’épouvante. Il faut maintenant qu’elle