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intérêts et des habitudes, que se produit le concert des volontés individuelles. Toutes ces influences naturelles et légitimes s’exercent librement sur le terrain nivelé de la démocratie quand elles ne sont pas emprisonnées par les barrières artificielles qu’y élève un pouvoir jaloux. Il se forme alors des groupes d’électeurs qui ont des intérêts ou des croyances semblables, qui se conforment au même programme, et qui obéissent aux mêmes chefs. Les citoyens prennent l’habitude de s’entr’aider et de s’unir ; le plus fort vient au secours du plus faible, le plus riche assiste le plus pauvre, le plus ignorant se laisse guider par le plus sage. Chacun apporte sa contribution à l’œuvre commune, chacun obtient dans cette espèce de communauté passagère la place qui convient à son caractère, à sa position ou à ses services. Il en est des influences sociales comme de la lot d’attraction qui gouverne les corps célestes et qui les maintient dans une dépendance mutuelle sans les priver de leur action propre. Les petites planètes deviennent les satellites dès grosses et se laissent entraîner dans leur orbite ; de même les petites existences et les petits intérêts se laissent attirer par les grandes puissances, se rassemblent et s’amassent autour d’elles, prennent l’habitude de leur faire cortège et de partager leurs opinions, comme ils s’associent à leur fortune. Il n’est pas besoin d’intimidation ni de violence pour que ces légitimes influences se fassent sentir dans la société : il leur suffit de la seule force morale qu’elles puisent dans la persuasion et dans l’exemple. Est-ce que le chef d’industrie, lorsqu’il est honnête, a besoin de promesses ou de menaces pour obtenir une grande influence sur le vote des ouvriers qu’il emploie ? Est-ce que l’homme riche et éclairé, le grand propriétaire agriculteur dans les campagnes, le grand industriel dans les villes, n’exerce pas une action considérable sur les opinions de ses voisins ? Est-ce que l’ascendant moral du magistrat, du prêtre, de l’orateur, de l’écrivain célèbre, n’est pas un pouvoir social qui s’ajoute au pouvoir légal et qui en augmente la valeur ? Et non-seulement un sacerdoce, une fonction publique, une réputation politique ou littéraire, mais l’âge, l’autorité du père de famille, l’expérience de l’homme mûr et exercé aux affaires, l’honnêteté connue qui inspire la confiance, la conviction qui persuade et qui anime, sont des puissances naturelles qui agissent sur l’esprit des hommes. C’est surtout dans la démocratie que cette parole de M. Stuart Mill devient vraie : « un homme qui a une croyance est un pouvoir social égal à quatre-vingt-dix-neuf qui n’en ont pas. »

Non, il n’est pas nécessaire de confirmer ces supériorités naturelles en y attachant un privilège, qui est toujours plus ou moins arbitraire, et qui les expose infailliblement à la jalousie du peuple.