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car c’est une égalité de droit et non pas, comme on pourrait le croire, une égalité de pouvoir matériel. Si la même faculté légale est également accordée à tous, ce n’est pas une raison pour que toutes les volontés pèsent exactement du même poids. Il en est du droit de suffrage comme d’un instrument de travail ou d’une arme de guerre qu’on met dans la main de chacun et dont chacun se sert selon son courage, selon son adresse ou selon sa force. Comme le disait Royer-Collard, défendant l’égalité du droit de vote en termes qui pouvaient aussi bien s’appliquer au suffrage universel qu’au suffrage restreint, « l’inévitable inégalité de fait n’est point éludée pour cela, n’est point étouffée : elle ne peut pas l’être ; mais elle est réduite aux influences morales qui l’accompagnent toujours. » Au lieu de s’appuyer sur un privilège légal ou sur l’emploi pur et simple de la force, les inégalités naturelles se traduisent d’elles-mêmes à la faveur de la liberté. L’intérêt bien entendu se substitue à la contrainte, la persuasion remplace l’obéissance et la crainte, l’estime et le respect prennent la place du privilège, et M. Stuart Mill a raison de dire que, sous le régime du suffrage égal et universel sincèrement pratiqué, « toutes les influences sociales agiront politiquement dans toute la mesure de leur valeur réelle. »

Que se passe-t-il en effet dans une démocratie libre lorsque le pays est appelé à donner son avis sur ses affaires ? Les citoyens se décident-ils dans la solitude de leur conscience et dans l’indépendance de leur raison ? Ferment-ils l’oreille à tous les conseils, à tous les avertissemens, à toutes les exhortations, à toutes les influences étrangères, pour mieux écouter la voix intérieure qui leur dicte le choix de leur opinion ? Les électeurs doivent-ils se prononcer comme des philosophes qui examinent une question de métaphysique ou comme des moralistes qui méditent sur un cas de conscience ? A supposer même qu’ils en eussent le loisir et la capacité, les résolutions du pays seraient alors bien lentes sans peut-être en devenir plus sages, et les événemens auraient le temps de s’accomplir avant que ce long travail fût achevé. Non, ce n’est pas ainsi que peuvent et doivent se former au sein d’un pays libre les résolutions de l’opinion publique. Il faut qu’elles soient rapides, improvisées, instantanées, comme les événemens eux-mêmes, et c’est le concours des intelligences, la liberté de la discussion, la mutuelle communication des idées, qui suppléent à la maturité, à la sagesse, à la science politique, dont la plupart des membres du corps électoral sont à peu près dépourvus. C’est par l’échange des opinions, par la diffusion des lumières, par la contagion des croyances, par l’autorité qui s’attache à l’expérience, à la moralité ou même à une position supérieure, par l’empire insensible des