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tiennent moins à sa nature même qu’à la manière dont il a été établi et pratiqué dans notre pays. A tout prendre, c’est un mode de suffrage aussi bon qu’un autre quand les peuples sont accoutumés à s’en servir. C’est même, si l’on veut, le meilleur de tous, en ce qu’il suppose chez la nation qui l’emploie une éducation politique bien supérieure, une civilisation beaucoup plus avancée et un état social beaucoup plus favorable à l’intérêt du plus grand nombre. Il ouvre d’ailleurs à l’ambition et à l’énergie de chaque citoyen un champ plus disputé, mais plus vaste ; chaque citoyen, même le plus humble, peut prétendre et parvenir à tout ; chacun, même le plus élevé, doit gagner ses grades à la pointe de son épée comme sur un champ de bataille. Enfin le plus grand avantage de la démocratie franchement acceptée, c’est qu’elle apaise ces haines sociales que l’inégalité naturelle engendre toujours quand elle paraît s’appuyer sur le privilège ; au contraire la démocratie mal pratiquée, mal comprise, les nourrit, les envenime et les fomente. Lorsqu’un peuple a pris le grand parti de livrer ses destinées à la souveraineté du suffrage universel, ou bien il tombe au-dessous de lui-même, ou bien il s’élève au-dessus de tous les autres. L’établissement de la démocratie peut être le signal de sa décadence ou le commencement de sa grandeur et de sa liberté. Telle est l’alternative que les événemens font depuis vingt années à la France, et qu’elle ne semble pas encore avoir comprise après tant et de si rudes leçons.


I

Tous les reproches que l’on adresse à l’institution du suffrage universel peuvent se résumer en un seul, c’est qu’elle établit dans la société le gouvernement d’une classe, l’oppression de la minorité par la masse ; c’est qu’à l’influence bienfaisante et éclairée de l’intelligence, à l’influence prudente et conservatrice des intérêts pécuniaires, elle substitue l’influence brutale de la multitude ; c’est qu’elle écrase la pensée sous le joug de la matière ; c’est qu’en consacrant la doctrine absolue de la souveraineté du nombre elle confère en réalité la toute-puissance qui en découle au bras le plus vigoureux plutôt qu’à la tête la plus forte ; c’est en un mot qu’elle fait reposer la seule autorité légitime qu’elle admette sur le fondement grossier de la force musculaire, et qu’à cette puissance aveugle et matérielle les amis de la liberté sont obligés à leur tour d’opposer la force, de façon que la démocratie, cette application supérieure du droit idéal au gouvernement des sociétés humaines, ne serait en réalité que le règne effréné de la violence et le retour de ce droit barbare qui s’appelle le droit du plus fort.