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foule ignorante et sans expérience qui a renoncé d’elle-même à les diriger ; il a confié la garde de nos droits et de nos franchises à une milice indisciplinée qui ne savait pas encore les défendre, qui n’en pouvait pas même sentir le prix. En perdant nos anciennes libertés ou plutôt en les abdiquant, nous avons d’ailleurs perdu le plus puissant instrument d’éducation populaire, le seul qui pût nous élever à la hauteur de la tâche difficile que la démocratie nous impose. Depuis l’établissement du suffrage universel, la politique de la France tourne dans un cercle vicieux : obligée plus que jamais de se faire libérale pour le salut de la démocratie, poussée par la démocratie elle-même dans les bras du pouvoir absolu ; mais enfin c’est une chose faite, et il serait absurde d’y revenir. Les fleuves peuvent être retardés dans leur cours, ils ne remontent jamais vers leur source, et, comme disait Royer-Collard en 1820 aux partisans de l’ancien régime, « les événemens accomplis ne rentrent pas dans le néant. » La politique des regrets impuissans n’est ni patriotique, ni courageuse, ni sage. Au lieu de gémir inutilement sur les défauts du suffrage universel, au lieu d’y chercher des raisons pour désespérer de notre avenir et des prétextes pour abandonner lâchement nos affaires, tâchons de savoir ce que vaut cette forme de suffrage, quelles sont les conditions nécessaires pour qu’elle soit pratiquée avec succès, quels sont les moyens à employer pour que nous puissions en tirer parti.

Et d’abord le suffrage universel mérite-t-il l’admiration qu’affiche pour lui le patriotisme officiel ? Mérite-t-il au contraire la terreur qu’il inspire à beaucoup d’honnêtes gens timorés ? Est-il, comme on le professe publiquement chez nous, la parfaite expression de la justice idéale, le fondement naturel de tous les pouvoirs légitimes, ou bien, comme beaucoup de gens persistent encore à le penser, est-il une iniquité révoltante, la ruine de tout ordre social, le fléau de toute liberté régulière et sage ? L’opinion vraie de la France en cette matière est fort difficile à connaître, car les voix qui proclament le plus haut les vertus du suffrage universel sont les premières à déclarer qu’il est incapable de se conduire tout seul, que le pouvoir absolu est le contre-poids nécessaire de la démocratie. Quant à nous, nous inclinons à penser qu’il faut beaucoup rabattre et des louanges qu’on lui prodigue et des critiques qu’on ne lui ménage pas. Nous avons vu dans une précédente étude que la doctrine du suffrage universel n’était pas, en théorie, toujours conforme à la vraie justice ; nous allons voir que dans la pratique l’institution du suffrage universel n’est pas toujours nécessairement une injustice et une absurdité.

Il nous paraît que les inconvéniens de ce mode de suffrage