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retraites, soutenue seulement par l’ineffable bonté de Matthieu. — J’espère vous voir. Je voudrais bien ne plus souffrir, car je suis arrivée à un point où je crains de n’avoir plus du tout de forces pour rien supporter. Adieu. »

Après quelques détails d’affaires sans intérêt pour nous, la seconde lettre, qui se rapporte au même séjour, continue en ces termes :


« Auxerre, ce 20 juin (1806).

«… Il se pourrait que Matthieu vînt avec moi à Lyon, si je me décidais pour cette ville. — Je n’ai pas su démêler dans votre lettre si ce serait un plaisir pour vous de m’y voir. Vous ne m’avez pas dit non plus si Mme Camille savait combien j’avais désiré de la connaître. Je vous enverrai Johnson[1] au premier jour. J’aime qu’on soit enthousiaste de la distinction de l’esprit ; mais Boswell l’est un peu trop, car on peut s’en moquer, et c’est ce qui nuit à l’enthousiasme surtout en France. — Je suis misérable d’âme et de santé ; mais le plus beau vers de Voltaire n’est-il pas :

Tout mortel est chargé de sa propre douleur.

Adieu, Camille ; vous êtes un peu rude pour moi. Si vous avez raison, j1en voudrais profiter ; mais il est peut-être vrai seulement que, si vous m’aimiez davantage, vous seriez moins rude. — Adieu. »


« Meulan, ce 10 avril (1807).

« Vous avez écrit à Matthieu que je vous boudais. C’était un peu vrai. Je vous aimais plus que vous ne m’aimiez. De ce désaccord est né de la peine pour moi. — Il n’y a aucun chagrin vrai et sincère qui ne doive intéresser, surtout quand ce chagrin, comme vous le verrez par Corinne. Coûte beaucoup de larmes, mais pas une platitude ; enfin, quand ce chagrin a courbé mille fois plus grands que mot, le Dante, Cicéron, etc. Enfin, croyez-moi, l’on m’a dit sur ma peine, comme on dit sur toutes les peines du monde, mille choses qui m’ont blessée, et je n’ai conservé de rancune que contre vous, parce que je vous aime. N’est-ce pas juste ? Je vais vous envoyer Corinne. Quand vous l’aurez reçue, écrivez-moi à Coppet, où je vais passer l’été dès que Corinne sera imprimée. Je vous embrasse, rancune tenante.

« Mes complimens à votre enfant et à la mère, si elle le permet. »


Cette sorte de crainte que Mme Camille avait de Mme de Staël et cette première glace à briser, de la part d’une jeune femme timide en présence d’une femme supérieure, ne tinrent pas, et d’autres

  1. La Vie du docteur Johnson, par Boswell.