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autoritaires déposés dans cette constitution transitoire pussent s’aggraver, il eût fallu que l’ambition des grands fût encouragée par l’indifférence des citoyens pour les intérêts publics, et, Dieu merci, ce danger n’était pas à craindre.

S’il y a quelque ; chose à reprocher aux Genevois, ce n’est pas de se montrer peu soucieux des choses de l’état ; ce serait plutôt de s’en trop occuper. Il sont naturellement frondeurs, difficiles à satisfaire, très disposés à rendre la vie dure à ceux qui les gouvernent, avenaires en un mot, car il y a une expression de terroir pour désigner ce penchant caractéristique, que M. Joël Cherbuliez analyse avec beaucoup de finesse. Citta dei malcontenti, appelait-on déjà Genève au XVIe siècle, et ville de mécontens elle est restée depuis lors. Cette tendance, assez naturelle aux états libres, a ses désagrémens, surtout pour leurs chefs, mais elle vaut cent fois mieux, il faut en convenir, que l’optimisme inerte qui devient bientôt endémique chez les peuples trop gouvernés. Elle eut pour effet de rendre la vie intérieure de Genève jusqu’au XVIIIe siècle fort orageuse. À ce moment, il lui fut donné de jeter par ses écrivains, ses politiques et ses savans un éclat qui ne s’effacera plus, et qui lui valut en 1815 de redevenir républicaine, protégée par le respect de l’Europe. Depuis, elle s’est livrée à des expériences qui n’ont pas toujours été heureuses. Elle a sacrifié au goût du jour : plus démocratique et moins libre, telle est la devise qu’un moment elle a semblé prendre ; mais le vieil esprit calviniste et le bon sens pénétrant qui sont en elle, étouffés un moment dans les comices par l’annexion de populations rurales et catholiques, la ramènent déjà vers les traditions qui ont fait sa gloire. Le viril amour de la liberté qui la distingue s’affirme, maintenant avec une énergie nouvelle et dans la politique et dans la religion, qu’elle essaie de pénétrer d’un souffle nouveau.

Les développemens économiques de Genève, l’audace heureuse et l’initiative de ses habitans, les fructueux efforts pour populariser l’instruction, sont à la hauteur de ce qu’on pouvait attendre de cette robuste cité. Il faut en lire le détail dans l’ouvrage de M. Joël Cherbuliez, qui s’est étendu avec complaisance sur ces résultats honorables pour la petite république. Ce n’est pas un reproche de partialité que nous lui adressons : il constate le bien avec plaisir ; mais il faut lui rendre cette justice, qu’il a su voir et montrer les défauts de ses compatriotes. Ces défauts sont véniels, et nous ne jurerions même pas que M. Joël Cherbuliez n’ait mis une certaine coquetterie à disposer des ombres sur son tableau pour lui donner plus de vigueur. Dans tous les cas, il a réussi à nous faire aimer davantage la ville à laquelle nous devons tant de bons exemples d’honnêteté laborieuse, d’activité intellectuelle et de fermeté républicaine.


ALFRED EBELOT.