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Nous arrivâmes à Venise après avoir passé une journée dans la ville de marbre, à Vérone, visitant les magnifiques arènes, le ravissant monument des Scaliger, les tombeaux de Roméo et Juliette, les statues des grandes places pavées de marbre blanc. Nous entrâmes dans Venise avant la procession qui ramenait les restes de Manin, et nous l’accompagnâmes dans la nuit, le long du Grand-Canal, à l’église de Saint-Zacharie. On ne verra peut-être jamais au monde de plus magnifique, de plus splendide cérémonie. Qu’on se figure tous les palais qui bordent le Grand-Canal illuminés de vastes lampadaires, revêtus de tapisseries splendides, couverts de drapeaux. Quant au Grand-Canal, il était comme une rivière de feu. La procession était formée par quatre vaisseaux-catafalques recouverts de velours noir bordé d’or. Chaque catafalque portait une des bières, et renfermait des bandes de musique qui se relayaient sans interruption dans l’exécution de marches funéraires. Les catafalques étaient entourés de torches flamboyantes ; puis autour de ces masses qui remuaient lourdement se pressaient en volées toutes les gondoles vénitiennes, portant, elles aussi, quatre torches chacune, et moirant de feu par leurs mouvemens rapides la surface du Grand-Canal.

La procession du lendemain se fit à pied, en plein midi ; elle ne fut pas moins splendide. On remarquait dans la haie les volontaires vicentins de 18i8. On y remarquait surtout les jeunes élèves des collèges de Venise. Il y a vingt collèges à Venise ; ils portent tous des uniformes militaires pittoresques et ont le mousquet au bras comme des soldats. J’ai vu plusieurs de ces enfans soldats qui ont fait déjà la guerre à douze ans ou en volontaires de Garibaldi ou dans la campagne de 1866, et qui portent les médailles de ces campagnes. Ce fut cette procession qui nous conduisit sur la place Saint-Marc, où les uns et les autres, Français et Italiens, nous rendions hommage à ce grand mort, dont le nom plane sur Venise affranchie. Nous nous souvenions que cette Venise, dont nous étions les hôtes, a été toujours l’inspiratrice des poètes en même temps qu’une grande école de politique, et que, de tous les contemporains qui ont travaillé à la formation de l’Italie nouvelle, c’est encore un Vénitien, Daniel Manin, qui a été un des plus énergiques ouvriers, un des guides les plus efficaces par son esprit pratique, par son héroïsme dans la lutte, par sa noblesse dans l’exil, par la clairvoyance de son patriotisme et son désintéressement dans toutes les fortunes.

Ce sont tous ces souvenirs et ces impressions, éveillés par un spectacle grandiose et émouvant, qui nous suivaient encore quand nous partions pour Florence. A Venise, nous venions de voir l’indépendance italienne dans une image de son époque héroïque ; à Florence, nous trouvions l’Italie nouvelle à l’œuvre, pour ainsi dire, dans sa vie parlementaire, dans ses préoccupations financières. Nous nous plaisions surtout à suivre les séances de la chambre des députés au Palais-Vieux.