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renom. C’était, on le voit, comme aujourd’hui, avec cette différence pourtant que les honnêtes femmes gardaient un loup sur leur visage. Aux places de seconde galerie, les dernières, se ruait et se poussait la foule des matelots, des soldats, des laquais et des maritornes. On sait que Shakspeare n’imprimait pas ses pièces, qu’il les écrivait directement pour son théâtre, dont les recettes subvenaient à ses dépenses et plus tard l’enrichirent, ce qui donnerait à supposer qu’entre ce public et lui avaient dû s’établir à la longue des rapports d’intimité non moins profitables à sa gloire qu’aux intérêts de sa fortune. « Dis-moi ce qui t’amuse, et je te dirai qui tu es ! » En comparant ce public à ce que nous sommes, ne semble-t-il pas que c’est devant lui que tant de beaux chefs-d’œuvre que nous adoptons étaient faits pour réussir, tandis qu’à nous, les lettrés, les esprits ; capables et forts du grand XIXe siècle, devait, échoir l’honneur d’applaudir Hamlet, Macbeth, Roméo et Juliette, Jules César, et de signer à ces nobles créations du génie leurs grandes lettres de naturalisation ? Or c’est le contraire qui arrive, c’est ce public de purs mondains et de gens grossiers, de matelots, de filles sans aveu, qui se passionne pour le génie, tandis que notre public à nous, public souverain et de souverains, ne sait, ô misère du temps ! que se réjouir à la Grande-Duchesse, à la Famille Benoîton, à l’Œil crevé !… Ce Burbage, l’ami des Southampton et des Shakspeare, devait être un comédien peu ordinaire. A sa mort, la Grande-Bretagne s’émut, des flots de vers latins et anglais se répandirent.

C’est le type créé par Burbage que Rouvière évidemment poursuivait, peut-être sans s’en rendre compte, car l’instinct chez lui l’emportait fort sur l’étude. Il était incorrect, saccadé, bizarre, avec des éclairs de génie, et rachetait par l’imprévu sublime de fréquentes extravagances. Sur la fin, voulant jouer Othello (la traduction d’Alfred de Vigny), il allait au Jardin des Plantes observer, étudier les tigres. N’importe, ce maniaque était du bois dont on fait les grands comédiens. Il marchait dans ce rôle d’Hamlet comme Ruy Blas dans son rêve étoilé, improvisant, trouvant sans chercher, créant. Jamais la partie ironiquement élégiaque du caractère ne fut en France si bien comprise, rendue avec cet art. C’était surtout l’élève du fou de cour Yorick, le prince philosophe, humoristique, échangeant sa pensée avec chacun et faisant au besoin des mots dans la langue du plus bas peuple. On le voyait vêtu de deuil, négligé dans sa mise, le dos un peu voûté, se livrer à ses divagations les plus fantasques sans provoquer un seul instant le rire du public, trop profondément remué pour se laisser distraire du sérieux de la situation par le cliquetis de la phrase. Les plaisanteries d’Hamlet sont tellement dans sa nature, son épigramme, ses saillies, jaillissent si involontairement du tragique même de tout son être, qu’elles ne doivent en aucun cas servir à égayer le parterre. Rouvière avait ce tact au suprême degré,