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idéal qui ne se trouve ni dans cette pièce ni dans cette partition ? Il n’y a point là d’Ophélie, comme il n’y a ni Hamlet, ni Claudius, ni Gertrude, ni Polonius, ni Laërte ; il y a Christine Nilsson dans tout l’attrait de son talent, de sa personne, c’est-à-dire une vignette exquise détachée d’un livre de beautés et représentant l’Ophélie de Shakspeare.

Il y a aussi M. Faure. On connaît le chanteur. Ce qu’il dépense de style, d’intentions et d’efforts dans ce rôle est indubitablement très méritoire. D’un bout à l’autre de ce funèbre opéra-comique, il soutient la gageure en héros. Le public, qui voudrait tant l’applaudir, s’irrite d’en trouver si peu l’occasion. Toujours des sons filés, çà et là d’heureux groupes de notes qu’il caresse d’une voix sympathique, et jamais une phrase où se puisse prendre l’enthousiasme de la salle, dont la satisfaction, au lieu d’éclater en bravos, s’exhale en légers frémissemens de plaisir. On vante à l’excès cet orchestre précieux, fleuri, blaireauté ; il se peut qu’en effet tant de recherches, de minauderies, de finesses, réjouissent les gens curieux, comme M. Jourdain, de savoir par cœur toutes les manières qu’il y a de dire en langage choisi : « Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour ; » mais ce que je prétends, c’est que ces accouplemens de timbre, ces dessins d’accompagnement, ces incessantes combinaisons d’instrumens nouveaux, sont pour la voix humaine un fléau bien autrement déplorable que l’ancien tapage rossinien. Ce procédé, qui doit nécessairement être fort commode, puisque aujourd’hui tout le monde l’emploie avec un égal succès depuis le maître jusqu’à l’humble élève, depuis M. Thomas, l’auteur d’Hamlet, jusqu’à M. Massenet, l’auteur de la Grand’ Tante, ce procédé n’a point pour seul inconvénient de supprimer l’inspiration, il tue en même temps le chanteur. Que faire de ces mélopées dont l’instrumentation s’empare aussitôt, de ces bouts de phrase qui vont se colorer dans l’orchestre, comme un écheveau de soie grège dans la cuve du teinturier ? C’est bien la peine d’être un artiste de premier mérite pour n’avoir pas, dans tout le cours d’un si long ouvrage, un adagio, une strette, où s’espacer librement, et pour se voir ainsi prendre gloutonnement le morceau à la bouche par la clarinette ou le hautbois. Cet orchestre prétentieux, alambiqué, est en outre ce qu’il y a de plus anti-dramatique. Toutes ces progressions, toutes ces oppositions harmoniques, pure curiosité ! Gluck, avec des ressources bornées, produit des effets bien autrement puissans, et quant aux sonoristes modernes. C’est surtout par la grandeur des plans que leur instrumentation se distingue. Étudiez Weber, Meyerbeer, et dites si jamais cet orchestre, nourri, fécond, a pour objet de détourner notre attention de ce qui se passe sur la scène, d’énerver l’effet principal. Ainsi de Richard Wagner, qui, tout en abusant des dissonances, en entrechoquant bizarrement ses modulations, s’entend au moins à gouverner son drame ; mais ce talent merveilleux de couper un cheveu en quatre, ce