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égale ; de pareils coups de théâtre ne se commentent pas, on les raconte. Hamlet, venu pour frapper le traître, se cache derrière un rideau, et de là surprend un « exécrable aveu » dont il paraît s’étonner beaucoup, mais qui, je suppose, étonnera bien davantage quiconque aura pris la peine de lire le drame du poète anglais. Claudius, ce criminel si profondément dissimulé, si politique, au lieu d’être seul au monde à connaître le secret de son fratricide, ce qui explique comment les morts sortent de leur tombeau pour en venir témoigner à la lumière, Claudius, c’est à n’y pas croire, s’est adjoint un complice, ni plus ni moins qu’un vulgaire assassin de cour d’assises, et ce complice est Polonius, un bavard officiel, un colporteur de bruits de ruelles, Polonius, le commérage en personne, qu’on n’a pas même eu le bon esprit de tirer de sa gaîne de chambellan et de débaptiser pour en faire un si noir scélérat. À cette nouvelle, Hamlet rompt avec Ophélie. Infortuné prince, avoir déjà sa mère dans un tel complot et trouver des éclaboussures du crime jusque sur la robe nuptiale de sa fiancée ! Mais combien se sont-ils donc mis pour cette œuvre sinistre qui ne doit, ne peut avoir sur la terre qu’un témoin, la conscience de Claudius, — sans quoi l’apparition du fantôme, l’état mental d’Hamlet et ses efforts redoublés ne signifient plus rien ? Comptons un peu : nous avions déjà Claudius et la reine, voici maintenant Polonius. Du moment qu’on était en train d’apparenter Ophélie, on aurait pu tout aussi bien la faire cousine de l’apothicaire qui a préparé le poison, cette fameuse aqua tofana que le traître verse au roi sur sa lèvre endormie, tandis que probablement Gertrude tend vers lui ses mains désespérées ! Et l’on parle des vers de Scribe ! — Hamlet n’épousera donc pas la fille de Polonius. À ce fils déjà si mal loti d’une mère incestueuse, à ce neveu d’un oncle fratricide, il ne manquait plus que d’avoir pour femme la fille d’un assassin. Il renvoie au cloître Ophélie : Go to a nunnery. L’aimable enfant tout aussitôt porte la main à ses cheveux, tâte son front, ce qui veut dire qu’elle est folle. Cette folie est le sujet du meilleur tableau de la pièce, du seul auquel le public, grâce à Mlle Nilsson, s’intéresse. Le récit que fait Gertrude dans Shakspeare se déroule, s’encadre, très pittoresquement mis en action, et là se montre en tout son effet la pensée qui conseilla l’engagement de Mlle Nilsson, vrai coup de maître administratif pour parer à l’éventuelle insuffisance de l’œuvre musicale.

Gouverner l’Opéra serait aussi par trop facile, si l’on avait tous les jours sous la main des ouvrages comme les Huguenots ou Guillaume Tell. Il faut ruser avec la fortune, songer à ses malins tours. Toutes les parties ne sont pas bonnes ; mais, à force de bien jouer, on peut gagner même les plus mauvaises, ce qui arrive avec cet Hamlet. On dira peut-être : C’eût été beaucoup plus habile de ne pas le prendre. C’est en parler trop à son aise : il y a de ces nécessités auxquelles ne peut se soustraire un théâtre tel que l’Opéra. M. Ambroise Thomas