Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/764

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toujours peindre d’après quelqu’un. Chacune de ses partitions trahit son modèle : le Caïd sue l’italianisme de Donizetti, de même que le Songe d’une nuit d’été, Mignon, portent sur leur estampille les noms d’Hérold et de M. Gounod. Dans Hamlet, la plus grave de ses erreurs, œuvre de confusion qui voudrait être une œuvre de fusion, toutes les tendances du moment se croisent et font la navette. Vous voyez un esprit honnête, généreux, aux prises avec la plus impossible des lâches ; il s’y acharne, s’y consume, va du rêve à l’illusion, sincèrement convaincu qu’il traduit Shakspeare, et trouve le mot du siècle en réconciliant dans sa mélopée Richard Wagner avec l’opéra-comique. Hélas ! ce mot, Ducis et Casimir Delavigne se figuraient aussi l’avoir trouvé, non moins sincères tous les deux que l’est aujourd’hui M. Thomas. On reproche à la critique ses colères, ses intempérances, et cependant, lorsqu’on y réfléchit, ce sont là des torts bien excusables. Qui nourrit certaines admirations s’irrite à les voir profanées. Il se peut qu’il y ait nombre de gens aux yeux desquels ces sortes d’attentats ne valent point la peine qu’on les incrimine ; nous ne serons jamais de ceux-là. Pour nous, les chefs-d’œuvre du génie humain ont un caractère sacré. Êtes-vous le roi pour toucher à la reine ? Êtes-vous Beethoven pour toucher à Shakspeare ? Sait-on jusqu’à quel point peuvent fausser le goût et nuire ces arbitraires travestissemens d’un idéal que le gros du public n’entrevoit guère que de loin ? En pareille affaire, la question de proportion domine tout, et nous pensons qu’il doit être permis à la fois et de protester, fût-ce très vertement, contre cet Hamlet, et de reconnaître en pleine loyauté ce que peut avoir de mérite, pour les appréciateurs délicats des choses de demi caractère, le musicien correct et distingué, aimable avec une nuance de tendresse et de mélancolie, qui de la Double Échelle à Mina, du Caïd à Psyché, à Mignon, a donné sa vraie mesure.

« Enfin, s’écrie-t-on de toutes parts, nous avons à l’Opéra un maître français ! » J’aime ce beau zèle patriotique et lui rends hommage. Robert le Diable, les Huguenots, le Prophète, l’Africaine, c’est en vérité trop de Meyerbeer au répertoire ! Il en coûte à notre orgueil national de voir un Prussien tenir une si large place sur notre première scène lyrique, et ce Guillaume Tell de Rossini, qu’on ne se lasse pas de reprendre, qui donc nous en délivrera ? Ne serait-il point temps aussi d’en finir avec ces éternels retours vers le passé : Don Juan, Alceste, Armide (qu’on prépare) ? A quoi songe l’administration supérieure de tolérer de tels scandales ? Sommes-nous à Vienne, à Berlin, à Milan ? Qu’on le dise alors, mais si nous sommes à Paris, qu’on nous le montre en jouant des « maîtres français ! » Quel cœur sensible à l’appel d’un véritable patriotisme n’applaudirait à ce raisonnement, et quand on aime son pays, comme je suppose que nous l’aimons tous, est-il permis de laisser un musicien user sa vie et son génie dans des travaux d’opéra-comique, et de ne pas