Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/763

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
REVUE MUSICALE

« Et c’est avec un talent de cette force qu’on se place en Angleterre à la tête des arts ! » écrivait Stendhal (salon de 1824) à propos de sir Thomas Lawrence. Que dirait, en présence des candidats de l’heure actuelle, ce bel esprit dilettante dont la fenêtre s’ouvrit également de son temps sur le monde musical ? C’est aussi peut-être un grand malheur que de prétendre toujours vivre avec les dieux ; Stendhal, en peinture, ne fréquentait que Raphaël, Corrège ; en musique, il lui fallait Mozart, Cimarosa, Rossini, qui dès son avènement le trouva fanatique. Aujourd’hui nous n’en sommes plus là ; les dieux de tous côtés s’en vont, ils nous quittent ; à nous de tâcher de les remplacer ! Faute de Corrège, on s’estime encore bien heureux de mettre la main sur un sir Thomas Lawrence, et quand on n’a plus même le Juif errant, on prend Hamlet. Ainsi va le monde. On fait ce qu’on peut, à chaque jour suffit sa peine, et nous qui du vivant d’Halévy nous montrions si difficiles, qui trouvions à redire à la Reine de Chypre, qui osions parler de notre ennui au sortir de la Magicienne ! Hélas ! pauvre Halévy, qu’étaient-ce que vos défaillances comparées à ce qu’on nous inflige, et quel public fuyant devant Guido et Ginevra ne se fût à l’instant repenti de son égarement, s’il eût pu voir au loin dans la perspective et découvrir à travers l’obscurité profonde ce que le sort vengeur lui réservait ? M. Ambroise Thomas n’est certes pas un artiste sans valeur ; maintes fois, en parlant de Psyché (le meilleur de ses ouvrages), de Mignon, nous avons rendu justice à ce talent d’une grâce où beaucoup d’afféterie se mêle, d’un pathétique trempé d’un sentimentalisme un peu bourgeois, et qui, toujours prêt à se maniérer, rappelle moins l’artiste anglais dont parle Stendhal que certains côtés d’Ary Scheffer. M. Ambroise Thomas pourtant dessine mieux ; il est plus à fond musicien que les deux autres ne sont peintres. Ce qui lui manque, c’est la personnalité ; il lui faut