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Noos n’avons pas sa lettre à Camille ; mais nous en avons une autre adressée à Matthieu de Montmorency :


« Metz, ce 28 octobre (1803), samedi.

« J’ai reçu deux lettres de vous, cher Matthieu, que je n’ai pu lire sans beaucoup de larmes. Je suis bien faible, et les nuits que je passe avec un sommeil sans cesse interrompu achèvent de m’ôter la force. J’étais loin de croire que je souffrirais ce que je souffre ; je me serais conduite autrement, si je l’avais prévu. Pour m’achever, ma fille a repris un rhume coqueluche, et je ne sais absolument que devenir. J’espère cependant être en état de partir jeudi prochain, mais je meurs de peur que le climat du nord ne convienne pas à ce pauvre enfant. Quel mal le 1er C (premier consul) m’a fait ! Je crois encore pour l’honneur du cœur humain que, s’il en avait eu l’idée tout entière, il aurait reculé devant elle. — J’ai la conviction que c’est moi qui suis cause que votre oncle est rappelé : il aura voulu vous donner une compensation. Mais n’est-il pas vrai, cher Matthieu, que ce n’est pas une compensation, parce que personne ne vous aime comme moi et parce que votre oncle a le bonheur de ne pas souffrir par l’imagination ? J’ai été hier voir la cathédrale de Metz et la synagogue des juifs. Ces tombeaux dans la cathédrale, ces cris aigus dans la synagogue, tout agissait sur moi, et j’avais une terreur de la vie qui ne peut se peindre. Il me semblait que la mort menaçait mon père, mes enfans, mes amis, et ce sont des sensations de ce genre qui doivent préparer le désordre des facultés morales. Pourquoi vous peindre, cher Matthieu, un si misérable état ? Mais mon âme va se réfugier dans la vôtre, et j’ai pour vous de ce sentiment que vous inspirent les personnes en qui vous vous confiez et que vous croyez meilleures que vous. — Benj. (Benjamin) est excellent pour moi. Certainement, sans lui, il me serait arrivé quelque chose de bien extraordinaire. Je vous prie de l’aimer du bien qu’il me fait, ou plutôt du mal dont il me sauve. — J’ai trouvé ici Villers de Kant, qui est vraiment un homme d’esprit et intéressant par son enthousiasme pour ce qu’il croit bon et vrai. Il a avec lui une grosse Allemande, Mme de Rodde, dont je n’ai pas encore percé les charmes. Le préfet a été parfait pour moi ; mais je n’en cause pas moins une peur terrible dans la ville. On y a tout exagéré, si exagérer est possible, et un pauvre président du tribunal criminel, beau-frère de Villers, ne croit pas pouvoir me voir sans courir le risque d’être destitué. A Paris, on connaît mieux le vrai, mais ici l’on est comme une pestiférée dans la disgrâce. Raison de plus pour n’y pas rester. Mais ces lettres qui arrivent tous les jours et au bout de deux jours, c’est encore un lien à déchirer que de s’en éloigner. — Cependant j’y suis résolue, si la santé de ma fille me le permet. Si vous recevez cette lettre à Paris lundi, vous pouvez encore me répondre ici mardi (jusqu’à) midi. Plus tard je vous écrirai ce que