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le 6 juin 1867, au bois de Boulogne, c’était un jeune Polonais, d’une vie reconnue pure, qu’un fanatisme solitaire exaspéré par le malheur de son pays conduisait à un crime pénible pour l’hospitalité française. Il est certain que l’effet fut immense en Russie, et qu’à peine connu, l’attentat du 6 juin devenait le signal d’une explosion d’opinion semblable à celle de l’année précédente.

Quant à l’empereur Alexandre II lui-même, il ressentit évidemment une vive impression ; sous l’apparence du sang-froid, il fut fortement ébranlé. Pendant qu’il était encore à Paris, une députation polonaise vint de Varsovie pour lui remettre une adresse dont la rédaction avait donné lieu à quelque débat. Le tsar reçut cette députation avec courtoisie, en déclarant qu’il ne rendait nullement le pays responsable du crime d’un seul homme, et on assure même qu’il ajouta : « Vous pouvez dire cela comme venant de votre empereur et roi. » Cependant, dès qu’il atteignait à son retour le territoire polonais, il ne paraissait plus se souvenir aussi bien qu’il était roi de Pologne. Soit par ses ordres, soit par un mouvement spontané des autorités, on avait eu soin d’effacer partout les armes polonaises à son entrée à Varsovie, et peu après il arrivait à Saint-Pétersbourg en laissant voir une humeur impatiente et sombre. Les précautions qu’on se croyait obligé de prendre pour sa sûreté l’irritaient. Il partit bientôt pour la Crimée, et c’est alors, si l’on s’en souvient, que se répandait en Europe le bruit d’une maladie mystérieuse du tsar. C’était uniquement peut-être la preuve de la vive et durable impression qu’avaient laissée dans l’esprit d’Alexandre II des tentatives auxquelles il n’était pas accoutumé jusque-là.

L’effet avait été dès le premier jour immense en Russie, je le disais. Cet attentat du 6 juin était naturellement pour le parti ultra-russe une occasion nouvelle de se déchaîner, de reprendre ses thèmes habituels. Une circonstance surtout venait exciter son étonnement et sa fureur : c’était la condamnation mitigée du jeune Berezowski par la cour d’assises de Paris. Il lui semblait que dans cet étrange procès ce n’était plus le meurtrier qui avait comparu en accusé, c’était la Russie elle-même qui s’était trouvée sur la sellette, mise en cause dans sa politique et dans ses tendances. Du reste, à part cette émotion naturelle causée par l’attentat du 6 juin, qu’était-ce que ce voyage dans la pensée des patriotes moscovites ? C’était une « victoire morale » de la Russie, « l’expression de la puissance de la Russie, » l’attestation éclatante de l’ascendant russe « sur des puissances qui récemment contestaient son existence même. » Mieux encore, au dire de M. Katkof, ce voyage avait été « une charge volontaire assumée sur lui par le puissant monarque dans de larges vues d’intérêt général, » un acte de