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l’expiration de deux années, que les Russes de la foi orthodoxe pourraient seuls les acquérir, et en général qu’aucun Polonais ne pourrait désormais devenir propriétaire dans ces provinces. Il était bien facile devoir que c’était là une mesure aussi violente qu’impraticable, conduisant à une expropriation en masse par raison d’état, c’est-à-dire à un acte de véritable socialisme. Elle était à la fois une iniquité et une impossibilité. Il est arrivé en effet ce qui était facile à prévoir. L’administration russe a fait sans doute ce qu’elle a pu pour pousser à ce violent déplacement de propriété ; elle a créé une société destinée à favoriser l’acquisition des terres dans les provinces de l’ouest, et elle a donné à cette société une subvention de 5 millions de roubles. Les journaux ont mille fois sonné la trompette pour jeter toutes les cupidités russes sur ce vaste marché. En définitive, on n’a pas même réussi à demi. Le délai de deux ans a expiré à la fin de 1867 ; peu de biens se sont trouvés vendus, soit par impossibilité de la part des propriétaires internés, déportés ou exilés, soit par suite de l’absence de tout acquéreur, et le gouvernement est resté en possession d’une masse de terres tombées sous le séquestre de l’état. Et maintenant que va-t-on faire ? Va-t-on mettre ces propriétés en vente sur des estimations dérisoires, à 2 roubles, à 8 roubles, comme cela s’est vu déjà ? Le gouvernement va-t-il les donner tout simplement à ses employés, comme on l’a souvent proposé ?

Ainsi, — d’un côté des propriétaires plus ou moins compromis, autocratiquement dépouillés pour cause de nationalité, — d’un autre côté les propriétaires qui restent ruinés par les contributions arbitraires qui se succèdent, par les conséquences de l’émancipation des paysans telle qu’elle a été faite, par la diminution du travail, voilà la situation, voilà ce qu’a fait de ces provinces occidentales la politique inaugurée par Mouraviev, appliquée pendant deux ans par le général Kauffmann, continuée depuis 1866 par le général Baranof, et c’est ce qui a fini par arracher des cris de détresse aux propriétaires russes eux-mêmes, qui se sont sentis atteints dans leurs intérêts, dans leur sécurité, tout aussi bien que les propriétaires polonais. Jusqu’ici cependant le royaume semblait échapper à une russification complète et garder une dernière force préservatrice, un dernier signe de nationalité dans une certaine autonomie d’institutions. Entre les provinces dites occidentales et le royaume, il restait une sorte de distinction, de frontière idéale, devant laquelle le gouvernement de Pétersbourg paraissait s’arrêter encore, même après l’insurrection. En portant sur la Vistule les procédés à la russe dans toutes les affaires de propriété, d’éducation, de religion, on avait l’air de maintenir encore une apparence d’autonomie, une organisation administrative distincte dont Varsovie restait le centre,