Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/752

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’était éteint sans pouvoir assister à ce dernier service funèbre qu’il avait ordonné en commémoration de ses exploits en Pologne, et quatre jours avant l’exécution de Karakosof, qui venait d’être jugé. Une fortune étrange s’est plu à entourer quelquefois de circonstances mystérieuses la fin de ces grands Russes qui ont joué un rôle sombre et tragique dans ces malheureuses affaires de Pologne.

Quelques mois étaient à peine écoulés qu’un autre homme considérable, le représentant le plus inflexible, le plus méthodique, des nouvelles tendances de la politique russe, M. Nicolas Milutine lui-même, était subitement frappé d’une attaque de paralysie qui tout au moins le mettait pour longtemps hors des affaires : c’était au mois de décembre 1866. M. Milutine avait remplacé M. Platonof comme secrétaire d’état pour les affaires de Pologne, et dans ce nouveau poste il n’avait fait que continuer l’application aux provinces polonaises du système de transformation sociale, politique, religieuse même, dont il avait été l’opiniâtre promoteur, lorsque ce coup imprévu venait l’arrêter brusquement au milieu de sa carrière. C’était une crise véritable pour la politique que représentait M. Milutine, et j’ajouterai pour la fortune de ses amis.

Il y avait surtout un homme qui devait se sentir menacé : c’était le prince Tcherkaskoi, qui agissait en maître à Varsovie tant qu’il pouvait compter sur l’appui de son patron, mais qui n’était pas moins hiérarchiquement subordonné au comte Berg, lieutenant de l’empereur dans le royaume. Le comte Berg se trouvait en ce moment à Pétersbourg. Le prince Tcherkaskoi, à peine informé de la maladie de M. Milutine, se hâta de demander par le télégraphe l’autorisation de quitter Varsovie ; mais le comte Berg mit tranquillement la dépêche dans sa poche et n’en tint compte. Il ne se souciait pas de voir arriver un homme dont les airs d’indépendance ou de supériorité l’avaient froissé plus d’une fois. Le prince Tcherkaskoi fut obligé de recourir à l’intervention de la grande-duchesse Hélène pour être autorisé à se rendre à Pétersbourg, Au fond, le directeur de l’intérieur de Varsovie nourrissait la secrète espérance de remplacer M. Milutine. De cette façon, il le croyait, rien ne serait changé dans la politique, et sa haute aptitude ne serait que plus à l’aise sur un plus grand théâtre ; il avait assez de suffisance pour ne douter de rien ; mais le prince Tcherkaskoi fut déçu dans son ambition, et de dépit il quitta la position qu’il occupait à Varsovie pour aller à Moscou recevoir les félicitations de M. Katkof. Pendant ce temps, le portefeuille de M. Milutine, qui avait été provisoirement remis au comte Schouvalof, était définitivement confié à un sénateur, M. Nabokof, qui avait autrefois accompagné le grand-duc Constantin en Pologne. Ce n’était pas le seul changement qui s’opérait en ce moment. Le général Kauffmann,