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Mme de Staël avait à peine attendu la réponse de Junot[1] : elle considérait la partie comme perdue. Les lettres d’elle qui suivent viennent bien à l’appui de tout ce qu’elle a écrit dans ses Dix années d’exil. On l’y voit tourmentée surtout par son imagination et ne sachant pas prendre dès l’abord son parti d’une persécution qui, mesquine assurément dans son principe, aurait pu être supportée avec plus de calme et de simplicité ; mais il faut accepter les natures comme elles sont, et celle de Mme de Staël, orageuse, sentimentale et digne, rachetant quelque faiblesse par beaucoup de courage, mérite qu’on fasse pour elle toutes les exceptions. Arrivée à Metz et s’y reposant quelques jours avant de mettre le pied en Allemagne, elle écrivait à Degérando d’abord :


« Metz, ce 26 octobre (1803).

« Me voilà ici, mon cher Degérando, où j’attends mes lettres de Strasbourg avant de continuer ma route. J’ai envoyé à M. Turckeim votre excellente lettre ; mais je ne passerai pas par Strasbourg parce que c’est un détour en allant à Francfort. Envoyez-moi donc ici vos lettres pour l’Allemagne, mais écrivez-moi courrier par courrier, car je ne veux pas rester ici plus de six jours. Ce qui m’y plaît, c’est Villers, à qui je trouve vraiment beaucoup d’esprit, et je vous recommande de tirer parti de cet esprit cet hiver : il a toutes les idées du nord de l’Allemagne dans la tête. Je vous ai écrit un mot en partant de Bondy. Sans Benj. (Benjamin) j’aurais succombé à l’excès de peine que j’avais là. Je n’ai pas retrouvé le sommeil, et mon cœur est bien rempli de pensées et de douleurs. — Adieu, mon excellent ami. Parlez de moi à Annette[2]. J’écrirai à Camille par le premier courrier.

« Mon adresse à Francfort sera chez ce pauvre Maurice Bethmann, dont nous riions, Camille et moi, dans mes jours heureux. »

  1. Si l’on compare ce billet avec le récit de Mme de Staël dans ses Dix années d’exil, on peut en tirer quelques remarques. Mme de Staël, dans ce voyage de 1803, fit deux séjours chez Mme Récamier, qui passait la saison à Saint-Brice. La première fois, elle y resta quelques jours, se croyant hors d’inquiétude ; la seconde fois, déjà relancée par son officier de gendarmerie, elle ne s’y arrêta que quelques instans en venant de sa campagne à Paris. C’est cette seconde fois qu’elle y rencontra Junot, l’un des adorateurs alors de la belle Juliette, et qui, par dévouement pour elle, promit d’aller parler le lendemain au premier consul. Mme de Staël, dans son récit, dit que la démarche de Janot échoua. Il résulte du billet de Mme Récamier que la réponse faite à Junot n’était pas tout à fait négative ; mais elle ne pouvait satisfaire la brûlante impatience de Mme de Staël, et au moment où Junot informait Mme Récamier à Saint-Brice, l’illustre exilée avait déjà quitté Paris. — Il est même a croire que le billet de Mme Récamier ne fut pas remis à Mme de Staël, car, en ce cas, comment se trouverait-il dans les papiers de Camille Jordan ? Mme Récamier l’aura sans doute remis à Camille pour le faire tenir à Mme de Staël, et il n’aura pu s’acquitter de la commission.
  2. Mlle Degérando, très estimée et goûtée de Mme de Staël.