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En définitive, à travers ces incohérences et ce balancement d’influences contraires juxtaposées au sein même du gouvernement, qui avait le plus profité de la crise du mois d’avril ? C’était visiblement le parti ultra-russe. Il avait gagné du terrain, il avait fait acte d’ascendant, ne fût-ce que par cette sorte de dictature confiée au vieux Mouraviev et par l’élévation de M. Nicolas Milutine. Il n’était pas maître absolument du pouvoir, mais il dominait moralement, et au fond il exerçait une certaine fascination sur l’esprit du tsar lui-même. Par éducation, par habitude, l’empereur Alexandre II aurait sans doute du goût pour un gouvernement assez semblable à celui de son père, avec quelques réformes de plus, et c’est ce qui explique le soin avec lequel il garde toujours autour de lui certains hommes qui représentent l’ancienne tradition administrative, qui semblent modérés, presque libéraux, parce qu’ils ne se jettent pas dans toutes les innovations violentes ; par entraînement, par nécessité peut-être, il subit la pression de ce mouvement d’opinion qui s’est manifesté avec une impétuosité si bruyante depuis quelques années.

Peu fait par lui-même pour les initiatives hardies, il est porté, à accepter le concours de ceux qui lui épargnent la peine de penser et d’agir. Très jaloux de son pouvoir, il ne s’effraie pas plus qu’il ne faut des mesures qui limitent l’action de la noblesse et des systèmes de nivellement démocratique qui laissent l’autocratie intacte. Sensible à la popularité, flatté de ce titre de libérateur qu’on lui décerne sans cesse depuis l’émancipation des paysans, et ayant certainement l’amour de la Russie, il ne peut considérer comme des ennemis ceux qui se proclament Russes avant tout, qui le représentent comme le régénérateur de l’empire, ceux qui répètent sur tous les tons ce qu’un des principaux journaux, le Goloss, disait récemment encore pour la centième fois au moins : « Nous avons commencé par imiter l’Europe occidentale, sans nous demander si les formes politiques et sociales que nous lui empruntions s’adaptaient aux besoins de l’esprit national russe. Nous avons persévéré pendant un siècle et demi dans cette erreur. C’est au règne actuel qu’appartient la gloire de s’être délivré de l’imitation aveugle de l’Occident, et de s’appuyer dans toutes ses entreprises sur le fonds solide de l’esprit national. Dans la plus grande de nos réformes, dans l’émancipation des paysans, les véritables exigences de la vie nationale ont obtenu une victoire complète. Pour cette grande œuvre, le grand monarque a surtout tenu compte de ces exigences et de l’histoire russe. Aussi combien nous avons dépassé ces cadres étroits dans lesquels s’est renfermée l’émancipation des classes rurales dans l’Europe occidentale ! Après ce que nous avons fait, le principe d’après lequel la civilisation de l’Occident résolvait ces questions