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M. Valouief, qu’il accusait d’avoir favorisé par leur politique le développement du nihilisme ; il signalait les nihilistes placés par eux dans des fonctions publiques à Penza, à Tver. Que dis-je ? Nous étions tous en Europe quelque peu responsables, sinon complices, du crime de Karakosof. Nous l’avions préparé, nous l’avions annoncé, recevant la consigne des « meneurs pétersbourgeois. » Est-ce que, « deux ou trois semaines avant l’attentat du 16 avril, » il n’avait pas paru « tout d’un coup » dans les journaux français des articles représentant la société russe livrée aux « élémens révolutionnaires les plus subversifs, » aux passions les plus dangereuses, — montrant une intime solidarité entre ce travail révolutionnaire et l’administration des provinces occidentales et du royaume de Pologne ? » — « Voilà, disait M. Katkof, le fond de ces articles énigmatiques qui sans raison plausible ont paru dans les journaux français, où, pour mieux dire, de ces indications transmises de Saint-Pétersbourg à l’étranger. Peut-on dire rien de pareil sans avoir dans le cœur quelque mauvaise intention ? Il n’est pas possible d’expliquer ces attaques par une méprise ou par un malentendu… » M. Katkof ne disait pas tout, il voulait laisser croire à une mise en scène mystérieusement organisée, et qui sait si dans cette mise en scène il ne faisait pas une place à quelque autre personnage plus mystérieux encore ?

Ce qui est certain, c’est que cet attentat du 16 avril, en éclairant d’une soudaine lumière toute une situation, en montrant que cette anarchie intime de la société russe n’était pas, autant qu’on le disait, l’invention chimérique de quelques publicistes de l’Occident, cet attentat remuait singulièrement les esprits et les laissait dans une vague anxiété, dans l’attente d’une répression dont on ne pouvait calculer ni l’étendue ni la force. Il troublait tout le monde, et le gouvernement plus que tout le monde. Dans les masses, c’était une fièvre d’agitation et de fureur. Les classes éclairées, tout en cédant à l’enthousiasme pour le tsar et pour son sauveur Komissarof, ne laissaient pas de regarder avec une secrète épouvante ce déchaînement d’opinion populaire qui pouvait finir par se tourner contre elles. On se demandait ce qui allait sortir de cette crise si subitement ouverte par la main d’un jeune fanatique, quelle influence elle allait avoir sur la politique, sur la composition même du gouvernement. Une réaction inévitable était à craindre ; elle se manifestait effectivement par une série de mesures et de changemens contradictoires, avec un certain désordre et une certaine incohérence, comme tout arrive en Russie. Elle s’attestait surtout à peu d’intervalle par deux actes significatifs, la nomination d’une commission d’enquête à la tête de laquelle était placé le comte