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générations, Kirsanof, le vieux Russe, et Bazarof, ce jeune plébéien nihiliste, à l’esprit méprisant et superbe. « Nous agissons en vertu de ce que nous reconnaissons pour utile, dit Bazarof ; aujourd’hui il nous paraît utile de nier, et nous nions. — Tout ? — Absolument tout. — Comment ! non-seulement l’art, la poésie, mais encore, j’hésite à le dire,.. — Tout, répéta Bazarof avec une inexprimable tranquillités. — Permettez, permettez, dit Kirsanof, vous niez tout ou, pour parler plus exactement, vous détruisez tout ; cependant il faut aussi rebâtir.., — Cela ne nous regarde pas, il faut avant tout déblayer la place… — Non, après tout ce que vous venez de dire, vous n’êtes point Russe, je ne peux plus vous reconnaître pour tel. — Mon grand-père conduisait la charrue, répondit Bazarof avec un orgueil superbe ; demandez au premier venu de vos paysans dans lequel de nous deux, de vous ou de moi, il reconnaît plus volontiers son concitoyen ; vous me savez même pas parler avec lui. — Et vous, qui savez parler avec lui, vous le méprisez. — Pourquoi pas, s’il le mérite ? Vous blâmez la direction de mes idées ; mais qui vous dit qu’elle est accidentelle, qu’elle n’est point déterminée par l’esprit général de ce peuple que vous défendez si bien ? — Allons donc ! les nihilistes sont bien nécessaires !… »

La vérité est que, nécessaires ou non, ils existent, ces nihilistes russes ; par aversion pour l’ancien despotisme, ils secouent toute autorité ; en haine d’une organisation sociale inique, ils nient tout, religion, propriété, famille, mariage, art, poésie, philosophie, et, s’ils sont devenus une secte nombreuse, s’ils ont acquis une dangereuse puissance, si leurs idées se sont propagées avec une telle rapidité, ce curieux phénomène est dû peut-être à des causes naturelles et simples. La première est dans le mot profond par lequel finit le jeune et audacieux Bazarof. De toutes les idées qui s’agitent à la surface de la Russie, qui sait si ce radicalisme destructeur n’est pas ce qui répond le plus fidèlement à l’instinct de la masse moscovite, s’il n’est pas « déterminé par l’esprit général de ce peuple ? » Les mots de libéralisme, de principes conservateurs, ne représentent le plus souvent que des combinaisons factices et ne sont que des plagiats de l’Occident. Au fond, l’idéal populaire, c’est la guerre à la noblesse, à l’ancienne propriété seigneuriale, c’est le nivellement démocratique combiné avec la propriété collective de la commune russe. C’est ce qui fait la force des théoriciens qui cherchent dans cet idéal l’avenir de la Russie, cet avenir, merveilleux et imprévu dont il est si souvent question dans les polémiques.

Je sais bien ce qu’il y a de puérilités, de mirages et de faiblesses dans ces déclamations, et ce qu’il y a de vrai dans ces ironiques paroles d’un des personnages de M. Tourguenef. « Que dix Russes se