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Quel était cependant le vrai caractère et quel était l’auteur de l’attentat du 16 avril ? Le premier mouvement de beaucoup de Russes avait été une sorte de stupeur en présence d’un acte qu’on représentait comme une nouveauté inouïe dans l’histoire moscovite, comme le démenti de toutes les traditions nationales. Ils oubliaient sans doute que tous les empereurs de Russie n’ont pas eu précisément la fin la plus naturelle et la plus paisible, et que plus d’une main de noble a aidé plus d’un tsar à mourir ; mais ce qu’il y avait de réellement nouveau cette fois, c’est que le crime était l’œuvre d’un simple individu sorti de la foule et tentant son entreprise dans la rue, à la lumière du soleil. Au premier instant, l’auteur du crime ne pouvait être nécessairement qu’un Polonais. Il fallait à tout prix que ce fût un Polonais ! M. Katkof se hâtait d’affirmer le fait, et il donnait même le nom du meurtrier, si bien que le soir même, au théâtre de Moscou, à une représentation de l’opéra national la Vie pour le tsar, qui évoque le souvenir des luttes de la Pologne et de la Russie, les personnages polonais ne pouvaient paraître sans exciter des transports de fureur et d’exaspération. La foule se donnait la satisfaction de les chasser de la scène avec des cris de rage. Le nom de la Pologne soulevait des tempêtes, et cependant ce meurtrier polonais était tout simplement un Russe qui s’appelait Dimitri Karakosof. L’empereur lui-même le reconnaissait avec une certaine émotion en recevant une députation du sénat. « Ce qu’il y a de plus triste, disait-il, c’est que l’assassin est un Russe. » C’était un jeune homme de vingt-quatre ans, fils d’un petit propriétaire du gouvernement de Saratov. Il avait été successivement au gymnase de Penza, à l’université de Kasan, puis à l’université de Moscou, d’où il s’était trouvé exclu pour n’avoir pas payé le montant de son inscription. Ce jeune fanatique ne manquait pas d’une certaine énergie. Au moment de son arrestation, lorsque la multitude se précipitait sur lui en menaçant de le mettre en pièces, il s’écriait : « Pourquoi vous ruez-vous sur moi ? Je me suis sacrifié pour vous, j’ai voulu vous venger de celui qui vous a trompés et qui vous opprime. » Et à l’empereur lui-même, qui lui demandait la cause de son action, il répondait avec une tranquillité farouche : « Parce que vous avez trompé le peuple en ne lui donnant qu’une liberté illusoire et l’émancipation sans terre. » Jusque dans sa prison, Dimitri Karakosof ne laissait pas de garder une attitude virile et à demi ironique, déjouant plus d’une fois la tactique de ceux qui l’interrogeaient, et finissant par ne rien révéler. Son vrai mobile était évidemment un fanatisme sombre. Ce n’était pas seulement un Russe, c’était de plus un adepte des associations secrètes, un nihiliste, comme on dit à Saint-Pétersbourg et à Moscou, et c’est