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rapprochant violemment se préparait à tirer sur lui, lorsqu’un jeune homme placé à côté de l’assassin détournait le coup, qui partait en l’air sans atteindre personne. Aussitôt une émotion extraordinaire, contagieuse, se répandait partout, et on pourrait dire que, sous l’influence de l’attentat du 16 avril, la société russe entrait dans une crise d’exaltation morale où un vague sentiment d’effroi se mêlait à un enthousiasme indescriptible. Les manifestations recommençaient comme en 1863, à l’époque de la guerre de Pologne ; seulement elles avaient un caractère plus naïf et plus populaire. A Moscou comme à Pétersbourg, les processions de toute sorte se succédaient. Des masses vivantes se déroulaient autour du palais, demandant à voir le tsar et l’accueillant toujours par l’hymne national. On s’agitait, on se prosternait devant les images de l’empereur et de tous les saints, d’était un mouvement étrange, d’une nouveauté saisissante en Russie, qui ne laissait pas de faire réfléchir et qui faisait dire à un homme d’esprit : « Tout cela est un symptôme grave. Il y a quelque chose de révolutionnaire dans ces démonstrations. C’est la rue qui commence à s’agiter. » Les classes éclairées, plus froides peut-être au fond, n’auraient pas osé résister à l’entraînement universel, et se laissaient aller par calcul à l’ivresse du moment, dépassant dans leurs manifestations ce que d’autres faisaient plus naïvement.

Il y avait surtout un personnage à la fois très heureux et très malheureux dans ces fêtes, car l’empereur n’était pas le seul héros du 16 avril ; il y en avait un autre, c’était ce jeune homme qui, en touchant le bras de l’assassin, avait détourné le coup. Il s’appelait Komissarof ; c’était un pauvre serf récemment émancipé qui ne se doutait guère qu’il était un héros et le sauveur de la Russie. Il venait de trouver la fortune sur son passage sans y songer. L’empereur, en le recevant dans le premier moment au Palais d’hiver, l’avait anobli. Dès lors c’était à qui se disputerait Komissarof. Il était de toutes les fêtes : on lui donnait des dîners et on se levait au milieu du repas pour l’embrasser. On lui expédiait des brevets de membre de toutes les sociétés possibles ; son portrait était partout, et il ne pouvait paraître sans exciter l’enthousiasme. On l’avait affublé d’un uniforme de la noblesse, — car la noblesse a un uniforme, — et lui, suant dans son habit étroit, ahuri, exténué d’ovations et de banquets, se mouchant quelquefois dans sa serviette, disait ingénument que, si cela continuait, il ne vivrait pas longtemps. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’au moment ou Komissarof devenait ainsi un héros et sauvait la Russie sans le savoir, son père était en Sibérie, où il avait été transporté. On le rappela naturellement.