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pas être exclusivement le devoir de l’administration bureaucratique. Dans le sens que ce mot de pouvoir suprême a en Russie, tout le monde peut et doit se croire, à quelque degré que ce soit, le serviteur du souverain… » Avec ces idées et un peu de bonne volonté, M. Katkof est arrivé droit à ne voir dans le monde que trois choses qui n’en font qu’une, le tsar, la Russie et la Gazette de Moscou. Quiconque attaque une de ces choses attaque toutes les autres, et c’est ainsi qu’un jour du mois de mars 1866, sans y songer, cette Revue même, pour s’être montrée un peu libre, avait le malheur de causer à M. Katkof des insomnies qui le conduisaient à une petite mésaventure[1].

Qu’avais-je fait cependant ? J’avais montré le rôle de la Gazette de Moscou dans la vie actuelle de la Russie. Malheureusement la vérité simple ne pouvait suffire à M. Katkof ; il voyait aussitôt dans ces pages je ne sais quel noir complot enveloppant l’Europe de ses ramifications et noué à Saint-Pétersbourg, sans doute parmi les ministres eux-mêmes. C’était évidemment M. Golovnine, M. Valouief, qui écrivaient dans la Revue, à moins que ce ne fût leur représentant, M. Schedo-Ferroti. Le rédacteur de la Gazette de Moscou se mettait aussitôt en devoir de signaler la grande conspiration organisée contre lui, c’est-à-dire contre la Russie, dont l’intégrité était manifestement menacée ; il dénonçait les traîtres, les « auteurs mystérieux de l’article » de la Revue. Les traîtres, un peu impatientés, se défendirent par un avertissement donné au journaliste, et voilà la guerre allumée ! Voilà aussi justement où M. Katkof apparaît dans l’orgueil naïf de son rôle ! Il ne se tint pas pour battu, il refusa de recevoir la carte de visite ministérielle, et, interprétant avec une subtilité hardie la disposition légale qui punissait d’une amende de 25 roubles par jour tout journal qui n’insérerait pas un avertissement, il se déclara prêt à payer les 25 roubles pendant trois mois, — après quoi il briserait sa plume de publiciste ! Rien de semblable n’avait été assurément prévu ; ce n’était pas l’affaire de la direction de la presse, qui se trouvait audacieusement bravée. Cette guerre de plume entre ministres et journalistes s’engageait dans des conditions singulières et menaçait fort de s’envenimer, lorsque tout à coup elle allait se perdre dans un événement bien autrement grave, bien autrement imprévu, et qui allait ébranler la Russie : c’était le premier attentat, dirigé le 16 avril 1866, contre le tsar, à Saint-Pétersbourg même.

L’empereur Alexandre II se promenait au Jardin d’été. Au moment où il montait en voiture, un inconnu fendant la foule et se

  1. Voyez la Revue du 15 mars 1866.