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ménagemens habiles, à la dextérité insinuante et aux expédiens toujours nouveaux. Cet antagonisme plus ou moins dissimulé, plus ou moins sensible, a eu déjà bien des alternatives, et ce qui se passait au sein même du gouvernement se reproduisait dans la presse, où le plus fougueux des publicistes, M. Katkof, prêtait à l’idée ultra-russe l’appui de son âpre et intempérante éloquence. C’est en vérité un terrible homme que M. Katkof avec sa Gazette de Moscou toujours à l’avant-garde du mouvement ultra-patriotique, et rien ne peint mieux peut-être la situation morale de la Russie que ce rôle d’un simple journaliste devenant une puissance en dehors de toute fonction officielle, se faisant de lui-même chef de parti, passionnant les uns, intimidant les autres, tenant tête aux ministres et allant presque jusqu’à s’imposer au souverain lui-même, attirant sur lui la sévérité des suspensions administratives pour reparaître bientôt plus triomphant que jamais.

Je n’ai plus à dépeindre ce curieux personnage de la Russie nouvelle. C’est assurément un esprit vigoureux, fortement nourri, rompu à toutes les habiletés de la polémique, mais en même temps implacable, puéril dans ses haines, obsédé d’idées fixes, poussant l’infatuation de lui-même jusqu’à la solennité, jusqu’au ridicule. Il ressemble singulièrement à ce personnage, à ce Goubaref dont un des plus charmans conteurs de la Russie, M. Tourguenef, fait le portrait dans son dernier roman de Fumée. « Il a toujours frappé au même endroit et il a fini par percer. On voit un homme ayant une haute opinion de lui-même, qui ordonne, qui ordonne ; c’est l’essentiel. On s’est dit : Il doit avoir raison, il faut l’écouter. Toutes nos sectes se sont ainsi fondées. Le premier qui prend en main un bâton a raison. » C’est la faute des habitudes de servilité toujours ancrées au cœur du peuple russe. C’est toujours le mot de ce soldat conspirateur de 1825 à qui on parlait de la république slave : « Bien, la république ; mais qui sera notre empereur ? » Il n’y a pas longtemps encore, M. Katkof, en croyant tracer les devoirs de la presse politique, traçait une véritable philosophie de la servitude dans la Gazette de Moscou. A ses yeux, écrire dans un journal, c’était acquitter une dette envers le souverain, c’était tenir le serment, prononcé en soi-même, de « servir la monarchie dans le sens complet du mot, » c’était remplir un devoir de fidélité. « En Russie, s’écriait-il, il n’y a qu’une volonté unique qui puisse dire : Le droit c’est moi ! Devant elle, soixante-dix millions d’individus se courbent comme un seul homme. Elle est la source de tout droit, de tout pouvoir, de tout mouvement dans la vie de l’état… La nation croit que le cœur du tsar est dans les mains de Dieu. Quand elle s’ébranle, tout s’ébranle. Servir le souverain ne doit