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Mouraviev a été un moment le héros suranné et fougueux, qui a eu M. Nicolas Milutine pour théoricien et homme d’état, le prince Tcherkaskoi pour mandataire à Varsovie, M. Katkof pour coryphée dans la presse. C’est ce parti qui a régné depuis quelques années, qui a paru du moins exercer l’action la plus décisive. Est-ce un parti réellement ? C’est plutôt un amalgame étrange de toute sorte d’élémens, ultra-patriotes, partisans de l’émancipation des serfs, radicaux, panslavistes, formant une phalange aussi turbulente que confuse, se ralliant sous un drapeau de démocratie autoritaire, prenant pour idéal à l’intérieur un tsar, une nation nivelée avec une bureaucratie intelligente, — à l’extérieur une politique d’action et d’expansion par l’alliance avec les Slaves de l’Autriche et de la Turquie. C’est ce parti semi-absolutiste, semi-révolutionnaire, poursuivant en tout l’unité de l’empire par la russification de tous les élémens étrangers, c’est ce parti qui, par la défaite de l’insurrection polonaise, est devenu une sorte de puissance. Jusque dans le feu de la lutte cependant, il y a eu toujours une résistance secrète et latente, venant d’hommes non pas moins hostiles aux Polonais et non pas moins patriotes par leurs instincts, mais plus enclins à s’effrayer des allures révolutionnaires du jeune parti russe, plus modérés dans leur libéralisme ou dans leur absolutisme, plus disposés à redouter les aventures dans la politique extérieure et les innovations trop radicales dans les affaires intérieures. La violence de leurs adversaires en avait fait des modérés. En réalité, c’étaient des hommes tout simplement peut-être plus sensés, qui n’allaient pas dans leur libéralisme jusqu’à ébranler toutes les idées de propriété, sous prétexte de faire la guerre à la Pologne, pas plus qu’ils n’allaient dans leur absolutisme jusqu’à sacrifier la noblesse et les classes éclairées à une vaste démocratie de paysans surmontée d’un tsar.

C’est entre ces deux courans que flotte depuis quelques années la politique russe. C’est encore ainsi aujourd’hui ; c’était ainsi surtout il y a deux ans, au commencement de 1866. M. Nicolas Milutine, sans avoir une place officielle et précise dans la politique, exerçait un véritable ascendant par ses conseils, par son frère le général Dimitri Milutine, ministre de la guerre, par son lieutenant, le prince Tcherkaskoi, chargé d’exécuter ses plans de russification à Varsovie, par toute une phalange d’amis ou de fonctionnaires de son choix dévoués à ses idées. L’autre nuance était représentée par le prince Souvarov, qui a été gouverneur de Saint-Pétersbourg et qui avait refusé de s’incliner devant la gloire sanglante de Mouraviev, par le ministre de l’instruction publique, M. Golovnine, qui a longtemps passé pour un libéral à la façon de l’Occident, par le ministre de l’intérieur lui-même, M. Valouief, l’homme aux