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Certes, s’il est une marque visible, saisissante, de la marche des choses, des irrésistibles transformations de la société européenne, c’est bien ce travail par lequel la colossale Russie semble vouloir se créer une existence nouvelle et se préparer à quelque destin inconnu ; c’est ce mouvement qui s’accentue de plus en plus, où tout se mêle, agitations d’opinion, luttes d’intérêts, antagonismes de classes, ambitions nationales, crises matérielles, révolutions de mœurs, et c’est là ce qui fait la nouveauté, l’originalité, dirai-je, de ce règne de l’empereur Alexandre II, qui compte déjà treize années. Lorsque l’empereur Nicolas, d’impérissable mémoire, vivait encore, qui aurait dit qu’on touchait à une commotion si profonde ? Le lendemain, tout s’ébranlait, tout s’agitait. C’est avec l’avènement de l’empereur Alexandre II que le mouvement a commencé réellement. Il est né du sentiment de la pesante servitude où venait de vivre la Russie ; le changement de règne combiné avec la guerre de Crimée en hâtait l’explosion ; l’émancipation des paysans, en l’accélérant, lui donnait le caractère d’une véritable révolution sociale et économique ; l’insurrection polonaise, éclatant sur ces entrefaites, venait tout à la fois l’irriter et le fausser par une diversion sanglante où se précipitaient toutes les passions nationales, toutes les fiévreuses activités. Chaque événement, chaque incident est devenu ainsi un aiguillon de plus.

De là est sortie une Russie nouvelle, ambitieuse et vaine, sourdement remuée, ombrageuse, singulièrement arrogante vis-à-vis de l’Occident, prenant facilement ses haines ou ses inquiètes aspirations pour les révélations d’une conscience nationale, confondant bien souvent encore les mirages avec les réalités, et en définitive portant dans la politique intérieure comme dans la politique extérieure un esprit nouveau de discussion et d’indépendance. Cela ne veut point dire que tout ce qui tenait à la Russie d’autrefois, à la Russie du temps de Nicolas, ait disparu. Les traditions et les abus du plus vaste absolutisme qui ait existé n’ont point été déracinés en un instant. Les réformes de lois et d’institutions ont effleuré ce corps opaque et immobile sans le pénétrer encore profondément. La lumière qui s’est faite a plus servi à faire éclater les incohérences qu’à les dissiper. En un mot, le vieux fonds moscovite subsiste jusque dans cette crise prolongée de transformation, et c’est justement ce mélange de traditions invétérées et d’habitudes nouvelles, c’est ce mélange qui est le trait le plus caractéristique de la situation où se débat depuis quelques années l’empire du nord. Ce n’est plus la Russie de l’empereur Nicolas, ce n’est pas encore la Russie de quelque tsar libéral et constitutionnel, si ces mots peuvent marcher ensemble, c’est la Russie d’Alexandre II, l’empereur aux volontés