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On voit par là comment s’effacent les distinctions de race entre deux rameaux réunis quelque temps sur le même sol. La physiologie moderne ne saurait pourtant se contenter de ces apparences ; elle sait très bien que les langues, les mœurs, quelques traits extérieurs, peuvent se perdre ou se modifier par le croisement ; mais elle croit aussi qu’en se fondant l’un dans l’autre deux types supérieurs s’enrichissent mutuellement des qualités et des dons qui les caractérisent. La nature avait inventé avant nous le système d’échanges. Divers obstacles s’opposent malheureusement à ce qu’on puisse suivre d’un œil bien assuré les conséquences de cette fusion entre les Français et les Anglais du XVIIe siècle. D’abord les humbles familles n’ont guère d’histoire, et ensuite les réfugiés huguenots semblent avoir eu bien plus à cœur de déguiser que de perpétuer les traces d’une origine étrangère. C’est ainsi que les noms propres ont subi les transformations les plus curieuses. Tantôt ils ont été altérés et, si l’on peut ainsi dire, anglicanisés par des changemens de lettres qui leur donnaient un son et une physionomie moins exotiques[1]. D’autres fois des noms français ressemblant à des sobriquets ont été traduits dans la langue de nos voisins. Loiseau, par exemple, est devenu de l’autre côté du détroit mister Bird ; Le Jeune s’est plus tard changé en Young, et Leroy, ne voulant point abdiquer, se fit appeler King. Les Le Fèvre, Lefève, Lefebvre, Fabre, Favre, Lefebure (toutes dérivations du latin faber), avec le temps se convertirent en Smith, qui est le mot anglais pour forgeron. La traduction, il faut le dire, n’a pourtant pas toujours été très littérale ; un M. Jolifemme, croyant sans doute se rendre plus de justice à lui-même, se fit nommer Pretyman (Jolihomme). On comprend que ces noms ainsi dénaturés et métamorphosés soient autant de masques sous lesquels il devient très difficile de reconnaître la transmission du sang français. Il faut y ajouter les alliances avec les lignées anglaises, qui dans plus d’un cas ont tout à fait oblitéré le signe de la première nationalité. Malgré toutes ces causes de confusion, la liste est longue des hommes remarquables qui descendent, dans le royaume-uni, d’anciens huguenots. Le grand acteur anglais Garrick était à demi Français ; il appartenait à une famille de réfugiés dont le nom primitif était Garrigue. Il y a tout lieu de croire que l’auteur de Robinson Crusoé était dans le même cas ; on retrouve encore aujourd’hui des De Foe parmi les obscurs tisserands de Spitalfields. La sombre mistress Radclifle, dont les romans ont si fort ému au commencement du XIXe siècle les

  1. Laycok était à l’origine Le Coq, Cockerill était Coquerelle, Dorling, Dorléans, Dudney, Dieudonné, Cundy, Condé, etc.