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britannique. Il serait intéressant de suivre les progrès de cette fusion. Dans les commencemens, les groupes d’émigrés se serraient les uns contre les autres, et formaient dans certains quartiers de la ville de Londres ce qu’on appelait alors « la petite France, petty France. » Ils avaient leurs églises, leurs centres de réunion, leurs écoles. Dans l’intérieur, les familles ne parlaient que le français, et tranchaient par leurs mœurs, par leur manière de vivre, sur le fond de la société anglaise. Qu’on relise les discours de leurs ministres, on y trouve la plainte et comme le soupir de l’exil. De même que les anciens Israélites, ils avaient suspendu leur harpe aux arbres du rivage, et sur le bord des fleuves de Babylone ils se souvenaient de Sion. Peu à peu néanmoins ils trouvèrent que Babylone avait des charmes ; c’était pour eux cette fois la terre de la liberté. Les enfans grandissaient, d’autres étaient nés sur la terre d’Albion, et j’ai chaque jour devant les yeux des exemples de la facilité avec laquelle les rejetons de familles françaises s’assimilent à la race anglo-saxonne. Nous sommes le plus flexible des types, et nos préjugés nationaux, quelquefois même nos antipathies, ne tiennent guère d’une génération à une autre. Les filles de la patrie adoptive avaient aussi leurs séductions, et si d’abord on ne se mariait guère qu’entre réfugiés, les descendans, plus hardis, ne se montrèrent point insensibles aux cheveux blonds et à la blancheur rosée des belles Anglaises. Peu à peu ils oublièrent le chemin de leurs chapelles, tristes et pauvres réduits situés dans de sombres allées, au fond de cours fangeuses, et qui leur rappelaient d’ailleurs les mauvais jours de l’émigration. On y prêchait en français, et les jeunes gens ne comprenaient déjà plus la langue de leurs pères. Sur les bancs à peu près déserts ne s’asseyaient çà et là que quelques vieilles femmes chez lesquelles l’âge avait en quelque sorte pétrifié les habitudes de l’exil. Qu’on parcoure aujourd’hui les quartiers de Bethnal-Green et de Spitalfields, on y retrouvera, surtout dans la paroisse de Saint-Matthias, des tisserands en soie qui descendent des anciens huguenots. Quelques-uns d’entre eux portent encore de grands noms : Vendôme, Blois, Racine, La Fontaine. Qu’ont-ils pourtant gardé de leur origine française ? Quelques vagues traditions, mais surtout l’amour des fleurs et des oiseaux. Dans les plus pauvres chambres d’ouvriers se rencontre une plante maladive cherchant à la fenêtre un peu de soleil ; le plus souvent aussi un merle ou un sansonnet en cage trompe par de joyeux chants l’ennui des heures, tandis que le tisserand poursuit sur le métier sa tâche monotone. C’est à peu près le seul trait de mœurs que les fils des anciens huguenots, aujourd’hui bien anglais, ont conservé de leurs pères. Près de Spital-Square s’élèvent d’un autre côté quelques mûriers que les premiers exilés avaient plantés en souvenir de la France.