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possède le mieux les secrets de l’économie domestique ; aussi ont-ils laissé chez nos voisins la trace de leur industrie culinaire. Qui croirait que l’Angleterre leur doit une des délicatesses de sa table ? Avant l’arrivée des réfugiés, les bouchers de Londres vendaient les peaux de bœuf avec la queue de l’animal à des marchands qui la jetaient ensuite comme objet de rebut. Les ménagères françaises furent scandalisées d’un tel gaspillage, et jurèrent d’utiliser ce dont les Anglais ne savaient tirer aucun parti. N’avaient-elles point été initiées dans leur pays aux mystères du pot-au-feu, une invention qu’ignoraient alors nos voisins et dans laquelle ils nous sont aujourd’hui même très inférieurs ? Grâce à cette sage économie qui ne laisse rien perdre et à ce talent que tout le monde leur reconnaît pour donner de la valeur aux articles de cuisine qui n’en ont guère par eux-mêmes, les femmes de nos compatriotes achetèrent les queues de bœuf à vil prix, et trouvèrent le moyen d’en extraire un bouillon excellent. Leur exemple fut bientôt suivi, et la soupe connue sous le nom d’ox-tail-sup devint le potage national de l’Angleterre. Un autre trait du caractère des exilés était l’amour des fleurs. Les premiers, ils fondèrent chez nos voisins les clubs et les sociétés de floriculture où ils exposaient les produits de leur art. Dans ces plantes qui avaient un parfum de terroir et dont les graines avaient sans doute été recueillies sur le sol natal, ils croyaient respirer l’air de la patrie absente. Étrangers et n’ayant comme tels aucun droit aux secours qu’assure la taxe des pauvres pour les régnicoles, les artisans français formèrent d’un autre côté entre eux des sociétés d’assistance mutuelle en cas de maladie. M. Smiles ne se montre point éloigné de croire que ces institutions aient été les prototypes des Oddfellows, des Foresters et des autres confréries ouvrières qui depuis lors ont poussé de si profondes racines dans toute la Grande-Bretagne.

On estime à cent vingt mille le nombre des Français qui, après la révocation de l’édit de Nantes, vinrent chercher un refuge en Angleterre, et l’émigration se continua jusque vers le milieu du XVIIIe siècle. Il y avait parmi eux des hommes remarquables, tels que Salomon de Caus et Denis Papin. Ingénieur, mécanicien et naturaliste, Salomon de Caus fut quelque temps employé par la cour d’Angleterre, et fournit les dessins des travaux hydrauliques exécutés dans les jardins du palais de Richmond. Denis Papin avait quitté la France durant la même année qui avait vu fuir Huyghens en Hollande (1681). Peu de temps après son arrivée à Londres, il publia une description de son nouveau digesteur, un appareil qui permettait d’extraire toute la matière nutritive des os des animaux. Les agrégés (fellows) de la Société royale eurent un souper cuit dans cet engin, et le roi commanda un digesteur pour Whitehall : c’est