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nourrissaient au fond du cœur de sombres ressentimens contre la monarchie absolue. Détrôner Jacques II, c’était pour eux frapper Louis XIV sous l’uniforme étranger, et puis quelle belle occasion de tirer l’épée contre les alliés de leurs persécuteurs ! La flotte, grosse d’une centaine de voiles, était partie de Maasluis ; le lendemain, on aperçut les côtes de la France. Ce fut un moment de poignante émotion. « La fleur de l’armée, » selon l’expression de M. Smiles, se composait de soldats qui avaient servi sous Schomberg, Turenne et Condé. Il y avait trois régimens entiers d’infanterie française et un escadron de cavalerie ; on comptait en outre sept cent trente-six officiers français distribués dans les divers bataillons. Les noms des trois aides-de-camp du prince d’Orange : de l’Étang, de la Melonière et le marquis d’Arzilliers, proclament assez haut leur origine gauloise. Le maréchal Schomberg, qui commandait l’expédition, était lui-même un réfugié. A la vue de leur pays, tous ces braves, qui avaient combattu sur plus d’un champ de bataille, frémirent ; ils se rappelaient leur famille, leurs amis, qu’ils avaient laissés derrière eux, les maux qu’ils avaient soufferts et l’objet de leur entreprise.

À coup sûr, il n’était pas un d’eux qui ne portât au cœur le respect et l’amour de la France ; ils n’en voulaient qu’à l’homme et au système qui la gouvernaient. Le prince d’Orange affecta de doubler d’assez près toute la longueur des côtes, comme s’il eût pris plaisir à jeter l’alarme chez ses voisins. En effet, les paysans accourus sur le rivage regardaient avec inquiétude passer cette étrange apparition. La mer était orageuse, mais les braves aventuriers étaient calmes et pleins d’espoir. Le pavillon de la Hollande, sous lequel ils s’étaient enrôlés, leur représentait le drapeau de la liberté de conscience flottant sur les vagues. C’était une croisade protestante allant conquérir la terre sainte du droit constitutionnel. Ce groupe de vaisseaux ne portait pas seulement sur les mers la fortune de Guillaume III, ni la grande révolution d’Angleterre ; il soutenait aussi à la surface de l’abîme l’avenir du Nouveau-Monde, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Qu’on coupe les liens qui rattachent chez nos voisins la forme du gouvernement aux anciennes monarchies de l’Europe, et dans la constitution britannique telle que la consacra plus tard le bill of rights on trouvera le germe de la constitution des États-Unis.

A Londres, où elle arriva sans coup férir, l’armée de Guillaume III trouva des quartiers presque entièrement français, tels que Soho, Bethnal-Green et Spitalfields. D’un autre côté, le vieux marquis de Ruvigny s’était fait à Greenwich le centre d’une société d’étrangers très spirituelle et très choisie. Toutes les conditions de la vie sociale étaient représentées dans l’exil ; le plus grand nombre des huguenots appartenait néanmoins à cette classe laborieuse qui