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plus vif du goût de Mme de Staël pour cet aimable esprit et cette âme généreuse. Camille, il faut le dire (et je ne lui en fais pas précisément mon compliment), résista, ne prit pas feu, ne s’enflamma point par l’imagination. La lettre qui suit nous le prouve trop bien.


« Ce 23 octobre (1802), (Coppet).

« Je savais bien, mon cher Camille, que ce qu’on appelle communément la raison n’était pas pour mon projet ; mais j’avais eu un élan vers quelque chose de mieux qu’elle, quand cette idée me vint. N’en parlons plus. Je ne l’aurais pas eue, cette idée, avant ce que j’ai lu ; mais j’ai eu l’orgueil de trouver là tant de réponses à mes sentimens les plus intimes qu’il me semblait que tout pouvait être d’accord. Ma vengeance se borne maintenant à désirer qu’en lisant Delphine[1] vous regrettiez le projet évanoui. J’ai vu assez souvent Mme de Krüdner. Je la trouve toujours distinguée ; mais elle raconte une si grande quantité d’histoires de gens qui se sont tués pour elle que sa conversation a l’air d’une gageure, et que, sans être précisément affectée, on ne se confie pas à son naturel. Il m’est revenu que vous aviez eu un peu de goût pour sa fille, et je vous avouerai que, si cela est, je ne conçois pas comment tout ce qui a quinze ans ne vous a pas enchaîné. Je l’ai bien observée depuis qu’on m’a dit cela, et je n’ai jamais pu y voir qu’un très joli visage de Greuze, parlant sans accent de l’âme, mais avec douceur. Elle m’a dit des vers d’une énergie remarquable comme un bouquet à Iris : c’est gracieux à regarder ; mais il me semble que, pour aimer, il faut peut-être ce visage, mais sûrement un autre esprit. — Je range donc cette passion de vous avec celle de Mlle Hulot. Si je me trompe, dites-le-moi ; je l’étudierai mieux, et je l’aime d’avance, si elle est digne d’être aimée de vous. Benj. (Benjamin) sera peut-être retenu par son père à Genève la moitié de l’hiver, et vous me reverrez seule et peu de jours après mon roman. J’espère que vous me soignerez d’autant plus qu’un de mes amis me manquera. Je vous le répète, j’arriverai vous aimant plus que quand je suis partie. C’est pour vous avoir mieux connu. La cause doit vous plaire. Un voyageur de ma connaissance vous portera toutes les nouvelles de Suisse que vous désirez. Nous allons après-demain, mon père et moi, passer deux jours à Lausanne pour tirer un parti quelconque de nos droits féodaux, qui seront reçus, dans l’achat de quelques terres, à peu près au taux des assignats ; mais enfin mon père, qui n’aime point à se déplacer, le fait quand il s’agit de l’intérêt de sa famille. Nous serons de retour bien avant que vous pensiez à m’écrire. Je lis l’ouvrage de Gérando pour Berlin[2], qui me frappe de vérité et de clarté. Je lui écrirai quand je

  1. Le roman de Delphine parut à la fin de 1802.
  2. De la Génération des connaissances humaines, mémoire qui a partagé le prix de l’Académie des Sciences de Berlin, 1802.