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leur maison ou la redevance des champs qu’ils cultivaient ; chaque congrégation prenait soin de ses pauvres, sachant avec Dante combien il est dur de monter l’escalier d’autrui et quelle amertume contient le pain de l’exil. Leur conduite méritait et conquit l’estime de tous les Anglais, dont le témoignage importe à l’histoire. Eux seuls relevèrent aux yeux des étrangers l’honneur de leur pays en un moment où la politique de la France excitait contre elle un sentiment d’exécration. Les massacres de la Saint-Barthélémy furent jugés à Londres tout autrement qu’ils ne l’avaient été à Rome et à Madrid. Lorsque l’ambassadeur de France La Mothe-Fénelon parut à la cour après cette sanglante journée, il y fut accueilli par un morne et glacial silence. Les lords et les ladies, vêtues de noir pour la circonstance, ne daignèrent point même le regarder. La reine Elisabeth, vers laquelle il s’avança pour lui présenter ses hommages, lui rendit son salut d’un air triste, contraint et sévère ; il balbutia quelques excuses, et se retira le cœur navré. La Mothe-Fénelon a déclaré plus tard qu’il « rougissait ce jour-là de porter le nom de Français. » Qu’il parle pour lui ! ce nom, d’autres obscurs enfans de la France se chargèrent de le faire respecter aux étrangers par leurs sacrifices, leur exil noblement accepté, leur travail couronné de succès et leur foi indomptable dans la liberté de conscience.


II

L’édit de Nantes, promulgué en 1598, avait procuré aux huguenots français une certaine tranquillité, troublée d’ailleurs par plus d’un orage. Est-il nécessaire de rappeler les massacres du Béarn et le siège de La Rochelle ? Cependant le cardinal Richelieu, plus soucieux de détruire les protestans comme parti politique dans l’état que comme secte religieuse, leur avait accordé au nom du roi la liberté de leur culte. A dater de 1629, les huguenots, désarmés, exclus en grande partie des charges publiques et des fonctions du gouvernement, s’étaient réfugiés dans l’industrie et l’agriculture. « Du moins, s’écriait un des leurs, Ambroise Paré, la postérité ne vous accusera point d’être des oisifs. » Leurs moissons étaient les plus riches, leurs troupeaux les mieux choisis, leurs vignes les mieux soignées et les plus chargées de fruit que l’on pût rencontrer dans le vieux royaume de France. A Tours, à Lyon, à Nantes et dans bien d’autres villes, ils avaient fondé des manufactures florissantes qui provoquaient l’envie des étrangers. Quelques branches d’industrie étaient même presque entièrement entre leurs mains. On peut trouver plus d’une raison de leur supériorité dans les arts utiles. D’abord leur temps et leur travail leur appartenaient,