Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/715

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sous le règne d’Edouard VI. Des fabricans de dentelles échappés de Valenciennes, des fileurs de Cambrai, célèbre pour ses batistes[1], des tisserands de Meaux, des marchands de Rouen, des verriers de Paris, des constructeurs de navires et des marins de Dieppe ou du Havre, bien d’autres artisans auxquels on refusait chez eux le droit d’adorer Dieu selon leur conscience, passaient continuellement la mer, Les uns se rendirent tout droit à Londres, d’autres s’arrêtèrent dans les villes anglaises qui bordent le détroit de la Manche. C’étaient en général des hommes remarquables dans leur humble sphère. Lâches, ils auraient cédé dans leur pays à l’intimidation ; faibles d’esprit ou de volonté, ils eussent suivi le courant des opinions régnantes. Pour être bon protestant, il faut du moins savoir lire la Bible : leur intelligence s’était exercée et affilée dans la lecture, dans la réflexion et dans la controverse des matières religieuses, en même temps que leurs mains cultivaient à fond une branche d’industrie. Sans avoir le génie de leur frère Bernard de Palissy, ils possédaient du moins quelques-unes de ses qualités, l’esprit de recherche, la persévérance et la foi dans le travail. Si l’on tient d’ailleurs à bien comprendre de quelle valeur était pour un pays encore peu industrieux l’accession de ces artisans d’élite, il faut se souvenir des lois et des règlemens qui régissaient alors dans toute l’Europe les différens corps de métier. Grâce au régime des maîtrises, chaque profession manuelle avait des recettes et des pratiques occultes qu’on jurait de ne point divulguer aux profanes. L’intérêt personnel et national veillait autour de ces secrets comme le dragon de la fable autour de la toison d’or : les communiquer aux étrangers était dans quelques cas un crime puni du dernier supplice. Il y avait donc très peu de moyens pour une nation d’emprunter à ses voisins les procédés de l’industrie, et une telle franc-maçonnerie du travail, appuyée sur les affiliations, les jurandes, les traditions, les usages, explique la longue supériorité de certains pays ou de certaines provinces dans tel ou tel genre de produits fabriqués. La France se distinguait déjà au XVIe siècle par son goût ; on recherchait dans toute l’Europe ses objets de luxe, et généralement pour tout ce qui dans les arts utiles touche aux beaux-arts elle occupait le premier rang. Le système d’exclusion alors en vigueur assurait à quelques-unes de ses manufactures un monopole qui défiait l’idée même de la concurrence, et il fallut des événemens extraordinaires pour que les méthodes de son industrie se répandissent au dehors. Les ouvriers huguenots emportant leurs

  1. Le mot anglais cambric (batiste) indique encore aujourd’hui la trace d’une importation étrangère.