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a envoyé un extrait bien fait : on attend s’ils l’inséreront. Je vous rapporterai l’argent,-si l’ouvrage de mon père ne leur donne pas de l’humeur contre moi, ce qui, je l’avoue, me semblerait plus qu’injuste. — Je la braverai, cette humeur. — Une seule chose (ceci pour vous seul, pas même à Matthieu ni au bon[1], une seule chose m’aurait donné l’idée de ne pas revenir cet hiver : c’eût été si vous aviez voulu venir à la fin d’octobre ici et partir avec une ou deux personnes de Genève et moi pour l’Italie. Nous aurions vu M. de Melzi, qui m’y invite, Rome et Florence et le printemps. En repassant à Genève, peut-être auriez-vous emmené mon père en France. J’ai assez d’argent pour faire ce voyage agréablement presque sans frais pour vous. Benj. (Benjamin) passe l’hiver à Paris. Il nous en donnerait en route des nouvelles. — Si vous ne saisissez pas ce projet qui me touche, n’en parlez pas absolument, car il ne faut pas refroidir les autres amis par cette idée. — Oublier tout ce qui m’oppresse pendant six mois, l’oublier avec vous, que j’aime profondément, sous ce beau ciel d’Italie, — admirer ensemble les vestiges d’un grand peuple, verser des larmes sur celui qui succombe avant d’avoir été vraiment grand, ce serait du bonheur pour moi ; je mènerais avec moi mon fils aîné, qui est très bon, et je suspendrais la douleur pendant six mois. — Pourquoi donc n’avez-vous pas le même mouvement ? Mais encore une fois, si vous ne l’avez pas, si je n’ai pas cet événement heureux pour me consoler de tant de peines, — ne dites jamais que je vous ai écrit un seul mot, c’est important. — Oui, mon ami, l’on est lassé du temps et bientôt aussi de la vie ; j’ai senti ma voix se briser dix fois en lisant haut votre lettre, en pensant même à ce bon Duchesne[2], à qui je vais écrire un mot en lui envoyant le livre de mon père. — Oh ! que le mot de Brutus prêt à se tuer est beau ! et dans ce temps on n’avait pas encore découvert ce dissolvant des temps modernes, la plaisanterie, qui veut remettre en doute tout ce que l’âme nous inspire. Je n’ai point encore vu Mme de Krüdner. Je crois que vous ne savez peut-être pas qu’au milieu de la nature et de la solitude je vous conviendrais mieux, quoique au reste, vous aussi, vous ayez comme moi cet esprit de société qui donne du mouvement à la vie. Adieu, mon cher Camille. — Sous l’adresse de François Coindet, vous pouvez m’écrire sans inconvénient. Je désire savoir les divers effets de l’ouvrage. » « P. S. Dites à Malouet que je l’aime. Mon père lui a écrit. »

Ce projet de voyage en Italie, cette offre qui en est faite à Camille, et pour lui seul, sous le secret, nous indique le moment le

  1. Le bon, c’était Degérando, dont la bonté était, pour ainsi dire, la fonction ; il l’appliqua depuis, un peu trop indistinctement, à la philanthropie universelle.
  2. Duchesne était un parent des Jordan, celui qui avait remis à l’imprimeur la brochure de Camille, et qui avait été un moment arrêté.