Cette application continue usait ce corps délicat. Les médecins s’effrayaient. Galien ordonnait la thériaque et conseillait le repos. Marc-Aurèle prenait les remèdes, mais ne consentait pas à se reposer. C’est alors que Fronton, qui avait foi dans la rhétorique, écrivit à son élève pour essayer d’obtenir de lui ce qu’il refusait à ses médecins. Il profita d’un voyage de quatre jours que Marc-Aurèle avait fait à sa villa d’Alsium, au bord de la mer, pour lui adresser une longue lettre (de feriis Alsiensibus) où il lui démontrait, par des argumens qu’il croyait irrésistibles, la nécessité de se donner un peu de loisir après tant de fatigues. Sa rhétorique a dans cette lettre un caractère nouveau. Elle sourit, elle s’égaie, elle veut être légère, et n’y réussit pas toujours. Fronton n’était pas fait pour le genre badin. Sa plaisanterie traîne après elle tout un appareil d’érudition, et sa gaîté manque entièrement de naturel. Il y avait même une raison pour qu’elle fût ici moins aisée qu’ailleurs. Il tenait trop à distraire Marc-Aurèle ; il a fait trop d’efforts pour dérider ce front sérieux ; or on sait qu’il n’y a rien qui nuise à l’esprit comme l’effort qu’on fait pour en avoir. Cependant ses bons mots ne sont pas toujours lourds et forcés ; il lui arrive quelquefois d’être agréable et piquant, par exemple dans ce passage où il énumère à Marc-Aurèle tous les gens graves qui ne se sont pas fait faute de s’amuser à l’occasion. Les malins racontent, et Fronton le répète, que le grand stoïcien Chrysippe était tous les soirs entre deux vins. Socrate fut le disciple d’Aspasie et le maître d’Alcibiade, et puisque Platon et Xénophon, ces gens véridiques, l’ont fait figurer dans des banquets, il faut croire qu’il y assistait volontiers. En même temps qu’il lui cite l’exemple de ses chers philosophes qui n’ont pas toujours été des ennemis du plaisir, il lui rappelle aussi celui des princes, ses prédécesseurs. Dans cette revue de l’histoire romaine, il remonte très haut, jusqu’à Romulus. Quoiqu’on n’ait point conservé sur ces temps reculés des mémoires fort exacts, il croit pouvoir conclure de l’enlèvement des Sabines que ce roi n’avait pas des mœurs irréprochables. Le sage Numa a inventé ces repas des pontifes où l’on fait si bonne chère ; il est bien permis de supposer qu’il les a quelquefois partagés. César, comme on sait, ne détestait pas Cléopâtre, et Auguste lui-même, le réformateur des mœurs publiques, n’a pas toujours été d’une vertu rigide. Trajan aimait beaucoup les histrions, et de plus, en vrai soldat qu’il était, il buvait vigoureusement (praeterea potavit satis strenue). Hadrien, « ce prince actif et savant, qui fut aussi soigneux de parcourir son empire que de le gouverner », était un mélomane passionné, ce qui ne l’empêchait pas d’être aussi un gourmet fort entendu. Quant au bon Antonin, il avait des divertissemens tout à fait en rapport avec l’innocence de ses mœurs ; il pêchait à la ligne. — Marc-Aurèle souriait sans
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