dans votre enfance ; elle brillait encore plus dans votre jeunesse ; mais ce n’était que le matin d’un beau jour. Elle éclate aujourd’hui à son midi, et tout est éclairé de ses rayons ». Mais de toutes les qualités qu’on admirait dans le prince, c’était naturellement son éloquence que Fronton aimait le plus à entendre louer ; il croyait pouvoir s’attribuer une partie des éloges qu’on lui donnait. « De même, lui disait-il, qu’un père cherche ses traits sur le visage de ses enfans, de même j’essaie de retrouver la trace de mes leçons dans vos discours ». Et il n’avait pas de peine à la retrouver. Un jour que Marc-Aurèle parlait au sénat en faveur des habitans de Cyzique, Fronton fut tout réjoui de l’entendre employer la figure de rhétorique appelée prétérition qui consiste à dire les choses en ayant l’air de n’en pas parler. Elle venait si à propos, elle était si merveilleusement traitée, qu’elle lui rappela un passage semblable d’un discours du vieux Caton. Faire souvenir de Caton, quel succès pour l’orateur ! quel triomphe pour le maître !
Mais précisément alors commencent pour lui d’autres chagrins. Il était dit que la joie de Fronton ne serait jamais sans mélange. Après avoir reconquis avec tant de peine son élève, qui lui avait échappé, il se vit sur le point de le perdre encore, et cette fois il allait échapper à tout le monde. Marc-Aurèle, qui s’était toujours mal porté, était plus souffrant que jamais dans les premières années de son règne. L’empire tremblait pour cette frêle santé qu’il ne voulait pas ménager. On était effrayé de voir cette figure honnête et intelligente (os probum atque facetum) pâlie par les veilles, amaigrie par le travail. Il ne s’était jamais reposé. Déjà dans sa jeunesse Fronton avait été forcé de lui adresser l’éloge du sommeil pour lui en donner le goût. C’étaient alors les livres qui l’empêchaient de dormir. Obligé, quand il voyageait avec Antonin, de perdre ses journées dans les spectacles et les pompes officielles, il passait une partie de ses nuits à travailler. Pendant les fêtes qu’on donnait à l’empereur à Naples, il trouva moyen de lire soixante ouvrages différens et d’en faire des extraits. Il se levait d’ordinaire avant quatre heures du matin, et lisait quelquefois pendant cinq heures de suite. Tout ce qu’on pouvait obtenir de lui quand il allait faire les vendanges avec son père à Lorium, c’était qu’il abandonnât un moment ses amis les philosophes pour le traité de la vie rustique de Caton. Il n’avait pas d’autre manière de se délasser. Quand il fut empereur, ce fut bien pis. Il voulait tout faire et tout voir. Les affaires occupaient toutes ses journées et une partie de ses nuits. Elles l’obsédaient au Palatin, elles le poursuivaient à la campagne. Il était obligé pour y suffire de se priver de ses distractions les plus chères. Il pouvait à peine trouver le temps de lire les lettres de ses amis ; il n’avait plus un moment pour leur répondre.