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délasse et me délivre un moment de tous les soucis qui m’accablent ». On juge si Fronton était joyeux en lisant ces lettres ; il se croyait sans doute revenu à l’époque où Marc-Aurèle « se récréait dans des distractions utiles en recueillant des synonymes, en cherchant à rajeunir les vieux mots, et à répandre dans ses discours une couleur d’antiquité (colorem vetusculum adpingere) ». Je crois aussi que tout n’était pas dissimulation dans la conduite du prince, que les événemens l’avaient ramené peut-être plus qu’il ne l’aurait voulu aux études de sa jeunesse. En arrivant à l’empire, Marc-Aurèle avait bien été forcé de subir les nécessités que Fronton lui avait depuis longtemps annoncées. Qu’il le voulût ou non, il lui fallait écrire aux armées, faire des discours au sénat, et naturellement il aimait mieux les faire bons que mauvais. Il revint donc, sans enthousiasme et par devoir, aux enseignemens du vieux rhéteur. C’était une grande victoire pour Fronton. Aussi sa joie a-t-elle des effusions et des excès qui nous font sourire. Il croyait Marc-Aurèle tellement converti à la rhétorique qu’il allait, dans sa confiance naïve, jusqu’à lui supposer des remords pour s’en être un moment éloigné. Nous voyons qu’il s’applique à les calmer avec un zèle touchant. Il lui montre que ce malheur, tout grand qu’il soit, n’est pas irréparable quand on a le génie de Marc-Aurèle. « Le voyageur qui marche bien peut s’arrêter impunément en route ; il arrivera un peu plus tard, mais enfin il est sûr d’arriver ».

Fronton était donc en ce moment aussi heureux que possible. C’était l’aurore de ce grand règne, et, comme il est naturel que les choses paraissent plus belles dans leur commencement, Rome jouissait avec plus de plaisir et de reconnaissance de ce bonheur que Marc-Aurèle essayait de lui donner. Le spectacle de ce prince honnête qui remplissait tous ses devoirs avec une conscience si scrupuleuse causait partout une admiration profonde. Les philosophes disaient que le rêve de Platon se réalisait. Le peuple, qui semblait devoir être moins sensible à ces vertus délicates et distinguées, montrait pourtant qu’il en était touché par l’affection qu’il témoignait à Marc-Aurèle. Jamais princes n’ont été plus populaires que les Antonins. Dans les plus pauvres boutiques, sur les échoppes du Forum, devant toutes les portes, aux fenêtres les plus modestes, on trouvait toujours quelque image grossière qui représentait l’empereur et sa famille. Fronton était celui peut-être à qui cette popularité de Marc-Aurèle causait le plus de joie. « J’ai assez vécu, lui écrivait-il ; je vous vois devenu un empereur aussi illustre que je l’espérais, aussi juste et aussi honnête que je l’avais prédit, aussi cher au peuple romain que je l’ai jamais souhaité. Tout ce que je désirais, tout ce que je demandais aux dieux, je le possède maintenant ; ils ont exaucé toutes mes prières. Votre vertu brillait déjà