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sans en être enchanté ; il y a des morceaux que je sais par cœur et que je déclame si bien qu’il faudra que vous me les entendiez réciter. Je n’ai rien lu qui ait été plus au fond de mon âme. Je ne me suis livrée à rien avec un sentiment aussi complet. J’avais une bague de mes cheveux qui a appartenu au pauvre M. de St. (Staël), je voulais vous l’envoyer ; mais vous me paraissez si engoué des cheveux blonds de Mme de Krüdner que j’ai été timide sur mes cheveux noirs, et ils restent là jusques à ce que nous nous revoyions. Matthieu[1] vous dira qu’on m’a donné des inquiétudes sur mon repos cet hiver. Je suis décidée à n’y pas croire. D’ailleurs, cela fût-il vrai, vous me trouverez quelque habitation près de Paris et vous viendrez m’y voir. C’est de mes amis et non de Paris que j’ai besoin. Oh ! quel tissu ourdi pour enchaîner tout ce qui pense que ce Ier C. (premier consul) !!! Mais je ne veux pas commencer à parler : ce sera pour l’heureux jour où je vous reverrai, Camille ; c’est avec le respect qu’on doit à la plus noble des actions que je vous reverrai. Mon amitié me fera reprendre le ton familier, mais il me restera au fond du cœur de l’admiration pour votre caractère et votre talent. Ne le perdez pas, ce talent ; c’est, après mon père, la dernière voix de la vertu sur la terre. Qu’avez-vous pensé de l’ouvrage de mon père[2] ? N’avez-vous pas trouvé que c’était vos sentimens appliqués aux institutions ? Je ne sais rien qui s’accorde mieux que votre jeunesse et sa vieillesse. Mandez-moi ce vous en pensez et ce qu’on en dit. — Adieu, je vous aime à présent bien plus que vous ne m’aimez. »


Voici encore une autre lettre du même temps et de la même veine d’admiration ; on y sent combien, chez Mme de Staël, le goût pour les personnes et la tendresse même dépendaient de l’esprit, et comme l’attrait passionné lui arrivait par la communauté des sentimens politiques et la sympathie des opinions.


« Ce 6 septembre (1802).

« Combien j’ai été heureuse, et mon père aussi, de votre lettre, mon cher Camille ! Ah ! combien, depuis que je vous ai quitté, vous avez encore grandi à mes yeux ! Quelle place vous prenez dans l’opinion par cette double résistance dont l’une interprète si bien l’autre[3]. — On a dû vous écrire pour vous redemander des exemplaires. — Les journaux allemands n’ont fait jusqu’à présent que copier les journaux anglais. On

  1. Matthieu de Montmorency qui, dans cette correspondance, est ainsi désigné par son nom de baptême.
  2. Dernières Vues de politique et de finances, offertes à la nation française, 1802.
  3. Par cette double résistance, Mme de Staël entend probablement la protestation de Camille Jordan au 18 fructidor en même temps que l’opinion sur le consulat à vie deux actes en effet qui se complètent, dont l’un (le dernier) donne l’entière explication de l’autre et en détermine le vrai sens.