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chez vous l’âme tranquille : vous savez que vous n’avez rien à faire jusqu’au lendemain, point de question à étudier, point de discours à écrire et à apprendre par cœur, point de grec à traduire, point de synonymes ni de figures à chercher, et que votre nuit vous appartient ». On vient donc vraiment se reposer dans ces écoles et non y travailler, voilà pourquoi elles sont si remplies.

Du moment qu’on y vient pour ne rien faire, il n’est pas surprenant qu’on en sorte sans rien savoir. L’éducation philosophique, ne s’adressant qu’à des paresseux, ne peut produire que des ignorans. Elle n’apprend pas à bien parler, ce qui, comme on sait, est pour Fronton la seule science sérieuse. Aussi il faut voir comme il s’égaie du mauvais style des philosophes, comme il plaisante sur leurs mots obscurs et embarrassés, sur leurs phrases tortues et bossues (sermones gibberosos et retortos). Ce Sénèque, le plus beau parleur d’entre eux et dont ils sont si fiers, d’où lui vient sa gloire ? Il n’a d’autre talent, suivant Fronton, que d’exprimer avec effort et prétention ce qu’un autre aurait dit simplement. C’est ce qu’il fait comprendre par la comparaison suivante. « Supposez que, dans un repas où l’on a servi des olives, l’un des convives les porte directement à sa bouche, comme c’est l’usage, et qu’un autre les jette en l’air et les rattrape avec ses lèvres. Les enfans pourront bien rire de ce tour de force et quelques invités s’en amuser ; il n’en est pas moins vrai que le premier des deux est un homme bien élevé, et que l’autre n’est qu’un saltimbanque ». On rencontre sans doute quelquefois chez Sénèque des phrases ingénieuses et des pensées brillantes ; « mais on peut trouver aussi des pièces d’or dans les égouts : est-ce une raison de faire le métier de ceux qui les nettoient ? » La comparaison est un peu forte ; mais Fronton ne se possède plus quand il parle du style des philosophes. Cette mauvaise façon d’écrire l’impatiente, lui qui tient tant au beau langage ; il ne peut pas comprendre qu’on n’en soit pas rebuté et indigné comme lui. Quand il la compare à celle qu’enseignent les rhéteurs, il prend des airs de triomphe. « Qu’avez-vous donc fait, dit-il à Marc-Aurèle, qui hésite, de la finesse de votre jugement et de la justesse de votre esprit ? Plus vos sentimens sont élevés, plus vos paroles doivent être augustes. Relevez-vous enfin et reprenez votre taille. Ces bourreaux veulent faire de vous ce qu’on fait d’un sapin ou d’un chêne majestueux qu’on forcé à s’abaisser jusqu’à terre ; ne le souffrez pas, et que votre tête en se redressant rejette et disperse tous ces gens qui voulaient la courber ».

Je doute que Marc-Aurèle ait été très touché de cette éloquence, et qu’elle l’ait disposé à revenir à la recherche des vieux mots et à l’étude des synonymes. Cependant, parmi tous ces argumens que Fronton entassait sans les choisir, il y en a quelquefois de graves