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beaucoup, et, malgré quelques impatiences que nous cause leur mauvais goût, elles nous les font aimer tous les deux.

On ne peut cependant s’empêcher d’en vouloir un peu à Fronton des efforts qu’il a faits pour gâter un des plus aimables naturels qui aient jamais étudié la rhétorique. Dans sa sollicitude inquiète, il ne savait qu’imaginer pour lui apprendre le beau langage. Il allait jusqu’à composer pour lui de ces jeux d’esprit pédantesques familiers à la littérature grecque, et dont, heureusement pour elles, les lettres latines s’étaient jusque-là préservées. Nous savons que les rhéteurs grecs s’amusaient à faire l’éloge d’Hélène et de Busiris, ou même celui de la fièvre quarte. Fronton ne va pas tout à fait aussi loin qu’eux ; il se contente d’adresser à son élève l’éloge de la fumée et de la poussière, dont il reste quelques fragmens curieux. Nous y voyons que la difficulté du sujet ne le rebute pas, au contraire : « Il est d’un homme pieux, nous dit-il, de s’adresser aux dieux les moins fêtés ». Mais la fumée est-elle donc un dieu ? Pourquoi pas ? Les poètes ont bien divinisé les vents, et même les nuages et les brouillards. « Ils nous disent que les dieux sont vêtus de nuages, et, le jour où Jupiter partagea la couche de, Junon sur l’Ida, n’est-ce pas un nuage qui leur rendit le service de les dérober aux yeux indiscrets ? » La fumée a de plus ce privilège que, comme les brouillards et comme les dieux, elle échappe à la main qui veut la saisir, qu’elle est subtile et incorporelle, qu’il lui suffit de la plus petite fente pour s’introduire chez nous. Nous avons perdu la suite de cette pièce d’éloquence ; mais les autres raisons étaient sans doute de la même force, ce qui nous empêche de les regretter. Fronton avait composé de même un éloge de la négligence dont quelques fragmens se sont aussi conservés. Il y disait notamment « qu’il avait songé longtemps à louer la négligence, et que, si jusque-là il avait négligé de le faire, c’est qu’il était trop plein de son sujet ».

Il était difficile que Marc-Aurèle ne finît pas par ressentir l’influence de ce mauvais goût. Il admirait trop sincèrement son maître pour ne pas l’imiter quelquefois. Quoique ses lettres soient en général plus simples et plus vraies, on y trouve aussi de temps en temps d’étranges métaphores. Un jour que Fronton était allé faire ses vendanges (Antonin avait mis ce divertissement à la mode), il lui écrit : « Quand vous verrez le vin doux bouillir dans le tonneau, songez à mon amour pour vous ; ainsi il fermente, il bouillonne, il écume dans ma poitrine ». Comme il admirait tout chez son maître, même ces jeux d’esprit ridicules dont je viens de parler, il lui arrivait d’y prendre part. Fronton lui avait adressé l’éloge du sommeil pour l’engager à se reposer ; Marc-Aurèle répond en attaquant le sommeil. Sa lettre est un chef-d’œuvre de mauvais goût ; il y entasse toute sorte de raisons empruntées à Homère et à