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la justesse et la gravité des raisons produites, non moins que par la générosité de son inspiration, la brochure de Camille Jordan appartient tout à fait à l’histoire. M. Duvergier de Hauranne l’a bien senti, et il n’a eu garde d’en omettre la mention dans son Histoire du gouvernement parlementaire, à l’endroit où il signale le vote du consulat à vie. Il ne s’éleva en effet à cette minute rapide qu’une seule voix, une seule, pour réclamer les garanties et les libertés désirables ; mais cette voix isolée, qui est celle de Camille Jordan, a suppléé à toutes les autres, et elle a su tout résumer. M. Ballanche a eu raison de dire dans son Eloge de Camille, prononcé en 1823 : « Tout ce qu’il y a de prévision dans cette brochure confond actuellement la pensée. Rien n’est si habile, rien n’est si éclairé qu’une haute conscience et un désintéressement complet de tout intérêt personnel. Cet écrit sur le consulat à vie est nécessaire pour juger tout Camille… » J’ajouterai que ce même écrit est nécessaire aussi dans une histoire politique du consulat pour qu’il n’y ait pas lacune ; il y manquerait, si l’on ne l’y faisait entrer comme une ombre au tableau. En regard du côté brillant, il laisse voir le côté sacrifié, qu’on serait tenté d’oublier ou de faire moindre qu’il ne fut réellement. Il ouvre une perspective dans le sens opposé à celui où l’histoire a marché et triomphé. Qui oserait dire qu’elle n’aurait pu tout aussi bien se diriger dès lors dans cet autre sens sous une impulsion différente ? Le philosophe aime à rêver et à méditer sur ces problèmes. Le possible, — ce qui eût été possible, — est comme une mer immense et, sans horizon.

Plusieurs des lettres de Mme de Staël à Camille se rapportent évidemment au lendemain de cette publication, qui lui alla au cœur ; on ne laisse pourtant pas d’être dans l’embarras quand on veut les dater exactement. Je n’ai jamais vu une aversion du chiffre et du millésime aussi complète que dans les lettres de cette femme supérieure. Cela me rappelle un mot d’un de ses amis, le duc de Laval, et qu’il prononçait avec une certaine moue : « les dates I c’est peu élégant ! » Voici, quoi qu’il en soit, des pages qui rendent au vif l’admiration et l’enthousiasme que ressentit Mme de Staël à la lecture du manifeste indépendant de Camille Jordan. Un journal avait apparemment critiqué cet acte public comme étant d’un mauvais exemple.


« (1802, Coppet).

« Je profite, mon cher Camille, d’une occasion rare pour vous écrire. Je voudrais que vous m’envoyassiez ce numéro du Défenseur que je n’ai jamais lu. Je n’imagine pas quel tour on peut prendre pour arriver à dire du mal de vous. Il n’y a pas ici un être pensant qui vous ait lu