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plaisait à vivre comme un bon père de famille. Il aimait beaucoup sa femme, qui, à ce qu’on dit, le méritait peu, et il écrivait à Fronton après l’avoir perdue : « Je serais plus heureux avec elle dans une île déserte qu’au Palatin tout seul ! »

Voilà dans quel milieu honnête et simple Marc-Aurèle a grandi. Aucun ne lui convenait mieux, aucun n’était plus propre à développer toutes ses vertus. C’est là que nous le montre cette correspondance avec Fronton, qui va nous permettre d’étudier la façon dont il fut élevé.


II.

Fronton était un rhéteur convaincu qui ne croyait pas qu’on pût rien apprendre à un prince de plus utile que la rhétorique ; aussi l’enseigna-t-il avec conscience à Marc-Aurèle. Au moment où les lettres commencent, cet enseignement devait être à peu près fini. Marc-Aurèle était alors associé au gouvernement de l’empire, et il avait bien autre chose à faire que de s’occuper des figures de mots ou de pensées. Cependant Fronton ne laisse pas de lui envoyer de temps en temps quelque discours à écrire ou quelque comparaison à développer pour lui entretenir la main. C’était le travers de cette éducation oratoire des Romains d’être éternelle. On exigeait de l’orateur tant de qualités différentes et une telle diversité de perfections qu’il n’était jamais tout à fait formé et qu’il lui fallait étudier toujours. Il est probable que personne alors n’était étonné que Fronton continuât ses leçons si longtemps ; mais, comme nos habitudes d’enseignement sont changées, nous ne pouvons retenir un sourire en voyant un prince de vingt-deux ans, au milieu des affaires les plus graves, écrire sérieusement à son professeur : « Je vous envoie ma sentence d’aujourd’hui et mon lieu-commun d’avant-hier ».

Marc-Aurèle montra d’abord un goût très vif pour l’art que Fronton lui faisait connaître. Il avait la passion d’apprendre, et, le sentiment du devoir se joignant à son penchant naturel pour l’étude, il se portait avec une sorte d’entraînement vers tout ce qu’on lui enseignait. Cette âme douce et docile se laissait facilement conduire, et ses maîtres exerçaient sur lui une influence dont il n’essayait pas de se défendre. C’est ainsi qu’il parut bientôt aussi convaincu que Fronton de l’importance souveraine de la rhétorique. Ils en parlent tous les deux avec un sérieux qui nous confond. Marc-Aurèle semble croire que le sort de sa renommée dépend de son maître et qu’il peut seul lui donner les moyens d’arriver à la gloire. « Je serai quelque chose, lui dit-il, si vous le voulez ». Fronton le voulait de tout son cœur. Il faut lui rendre cette justice qu’en se donnant tant de peine pour l’éducation du jeune prince il