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servé pure la fleur de ma jeunesse et de ne m’être pas fait homme avant l’âge ». Il le devait à sa mère autant qu’aux dieux. Elle n’avait rien négligé pour lui faire un intérieur honnête ; elle choisissait avec soin ses amis et ses maîtres, et ne lui mettait que de bons exemples sous les yeux. Tout changea quand il lui fallut vivre auprès de ce vieillard fatigué qui mourait de ses plaisirs et ne pouvait pas y renoncer. Marc-Aurèle avait alors dix-huit ans, l’âge glissant, lubrica aetas, comme disaient les Romains, celui où l’on est le plus sensible à l’exemple des autres, et justement l’empereur, pour se priver le moins possible de cet enfant qui le charmait, eut l’idée étrange de le faire élever chez sa maîtresse. Jeté ainsi au milieu de la corruption, Marc-Aurèle semble n’y avoir pas toujours échappé. Il en fait humblement l’aveu dans ses Pensées ; mais, comme ce n’était pas un de ces faiseurs ordinaires de confessions, pécheurs vaniteux et satisfaits, qui nous racontent leurs fautes passées avec tant de complaisance qu’on voit bien qu’il y a chez eux plus de regrets que de remords, il glisse sur ce souvenir : il se contente de remercier les dieux « de l’avoir guéri des passions d’amour auxquelles il avait un moment cédé ». De quelle époque de sa vie veut-il parler ? Qu’était-ce que cette Bénédicta à laquelle il paraît si heureux d’avoir échappé ? Sans doute quelqu’une de ces affranchies spirituelles et adroites, comme il s’en trouvait à la cour d’Hadrien, qui avait entrepris la conquête de ce sauvage philosophe, et dont il se sentait, malgré toutes ses luttes, plus épris qu’il n’aurait voulu. Après si longtemps, il n’en parle encore qu’avec une épouvante qui fait sourire. Je me figure que le souvenir du danger que sa vertu avait alors couru contribuait à l’armer d’une sorte de défiance contre les femmes et le monde. Il en garda un certain charme d’honnêteté timide, mais aussi je ne sais quoi de gauche et d’effarouché qui se retrouve dans ses lettres. Évidemment la vocation de ce jeune homme doux et scrupuleux, qui se dépeint lui-même un peu effrayé, un peu triste, était de vivre avec les idées plus qu’avec les hommes, de rester un spéculatif, un homme d’études et de vertus cachées. Il remplit admirablement plus tard tous ses devoirs de prince, mais toujours avec un peu d’effort et de déplaisir. Ce fut donc un bonheur pour le monde qu’Hadrien en eût fait un héritier de l’empire ; ce ne fut pas un bonheur pour lui. Quand, au moment de quitter sa mère, il discourait tristement avec ses amis sur les ennuis de la puissance, il était sincère, et sa tristesse ne cachait pas une de ces comédies de modestie et d’humilité qu’on joue si volontiers quand on est sûr du rang suprême.

Hadrien ne survécut pas longtemps au choix qu’il avait fait de ses successeurs. Il fut remplacé par son gendre Antonin, le plus honnête homme de l’empire. Marc-Aurèle parle toujours de lui avec