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losophes stoïciens qu’il forma le projet de leur ressembler. Cet enfant de douze ans voulut imiter leurs austérités. Sa mère eut grand’peine à obtenir qu’il couchât sur quelques peaux de bêtes, à l’exemple de ses grands hommes favoris, il ne voulait d’autre lit que la terre.

La réputation de cette vie studieuse et austère arriva jusqu’au bel esprit pédant et futile, jusqu’à l’artiste vagabond qui depuis vingt ans gouvernait le monde. Hadrien s’éprit de ce jeune homme qui lui ressemblait si peu, et l’on dit qu’il songea quelque temps à le choisir pour son successeur ; mais, comme il le trouvait trop jeune, il se décida à laisser l’empire à son gendre Antonin, à condition qu’Antonin adopterait Marc-Aurèle. En entrant ainsi dans la famille impériale, Marc-Aurèle ne fut pas ébloui de ce grand avenir qui l’attendait, et il quitta tristement l’honnête maison où il avait grandi pour aller habiter au Palatin. On comprend bien la répugnance qu’il éprouvait pour la demeure de Tibère et de Domitien : il savait les périls qu’à son âge il pouvait y courir ; il se rappelait l’exemple de quelques hôtes de ce palais, jeunes comme lui, dont les débuts avaient fait naître tant d’espérances, et qui s’étaient ensuite laissé vaincre par les séductions du pouvoir absolu. L’éblouissement de cette autorité sans contrôle n’avait pas cessé d’être dangereux pour la raison et pour le cœur, de celui qui l’exerçait. On raconte qu’Hadrien avait grand’ peine à s’en préserver, et qu’il sacrifiait aux dieux quand il se sentait devenir méchant. Comme il lui est arrivé d’être cruel, il faut croire que le remède n’était pas toujours efficace, ou qu’il a quelquefois sacrifié trop tard. N’est-ce pas en songeant à la lutte du vieil empereur contre cette influence mauvaise que Marc-Aurèle se disait à lui-même ces belles paroles qu’il a reproduites dans ses Pensées : « Ne deviens pas trop césar » ? Il avait pour s’en préserver une heureuse qualité qu’il avait emportée avec lui de la maison maternelle et qu’il ne perdit pas dans sa nouvelle demeure : il aimait la vérité. Avant son adoption, il s’appelait Vérus ; c’était un nom de bon augure, et il le méritait si bien qu’Hadrien prenait plaisir à l’appeler Verissimus. Non seulement il disait volontiers la vérité aux autres, mais il aimait aussi qu’on la lui dît. Il recevait les complimens avec défiance et les reproches avec plaisir, et l’une des lettres les plus aimables qu’il ait écrites à Fronton est pour le remercier de l’avoir grondé. Avec un goût si vif pour la vérité, les séductions du Palatin et l’ivresse de la royauté perdaient une partie de leurs périls.

Elles étaient pourtant dangereuses encore, et Marc-Aurèle lui-même ne s’en est pas toujours préservé. Jusqu’au moment où il vint habiter ce pernicieux séjour, sa vie avait été à l’abri des passions. « Je remercie les dieux, dit-il dans ses Pensées, d’avoir con-