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de cette crise, commençons par faire connaissance avec le maître et l’élève : nous comprendrons mieux les rapports qu’ils eurent ensemble quand nous saurons ce qu’ils étaient tous les deux.


I.

Fronton était un Africain qui, ne trouvant pas que Cirta (Constantine) fût un théâtre digne de lui, vint à Rome, où il se fit bientôt une grande réputation. Il passait sous Hadrien pour le premier orateur de son temps. Ce qui reste de ses discours ne nous semble guère répondre à sa renommée, et il nous paraît impossible de comprendre que ses contemporains aient osé le comparer à Cicéron. Le seul moyen d’expliquer le bruit qui s’est fait autour de son nom, c’est de nous rappeler qu’il fut un novateur, un chef d’école, et qu’il sut à propos se mettre à la tête d’un mouvement de l’opinion publique. Il fit illusion à son époque parce qu’elle retrouvait en lui toutes ses préférences, et elle mit tant de complaisance à l’admirer parce qu’il en avait mis beaucoup à la suivre. En un siècle, l’éloquence romaine avait subi plusieurs révolutions. Les continuateurs de Cicéron, en copiant servilement ses procédés, les avaient bien vite discrédités. Ils s’étaient contentés pour toute originalité d’amollir son harmonie et d’affadir son élégance. Aussi une école nouvelle était-elle née à la fin du règne d’Auguste qui rompait hardiment avec le passé, qui voulait frapper à chaque phrase, qui cherchait l’image et la couleur à tout prix. Sous les Flaviens, Quintilien essaya de ramener le goût public vers Cicéron, et il y réussit ; mais le mouvement ne s’arrêta pas où il aurait voulu, et dans ce retour au passé on alla bientôt plus loin qu’Auguste et que César. L’époque d’Hadrien semblait naturellement condamnée au pédantisme ; elle était très éprise des lettres, elle les aimait et les cultivait avec passion, et pourtant elle avait perdu le don charmant d’inventer. En l’absence d’originalité véritable, il lui fallait bien se contenter de ces créations artificielles qu’on obtient par des imitations adroites et des combinaisons ingénieuses. C’est pour y introduire un peu de variété que, lorsqu’on fut las d’imiter Cicéron, on remonta jusqu’à ses prédécesseurs. En choisissant les modèles un peu plus loin, on avait l’avantage qu’ils étaient moins connus, et qu’en imitant on pouvait avoir l’air de créer. C’était une bonne fortune précieuse pour des gens très désireux de nouveautés et incapables d’en trouver. Voilà comment une manie d’archaïsme se répandit dans toute la littérature. Le vieux Caton redevint à la mode, les Gracques eurent comme un retour de jeunesse, et il fut de bon ton de préférer Ennius à Virgile, Fabius Pictor à Tite-Live.