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coq n’en pût rien chanter ! Il écrivit cette horrible lettre, et la vieille m’éloigna par ruse, et je puis dire par force : Je ne soupçonnais rien, et j’avais une peur horrible de ce Luigi qui me disait : — Je te couperai le cou comme à un poulet ! — Et en disant cela, il remuait si affreusement ses moustaches ! Et voilà comment, par ruse, on m’a emmenée dans une certaine société… Oh ! monsieur Florestan, j’ai bien honte et je pleure des larmes bien amères, car il me semble que je n’étais pourtant pas née pour un semblable métier ! La pensée que j’avais été jusqu’à un certain point la cause de votre malheur m’a rendue presque folle, et pourtant je suis partie avec ces gens-là, car si la police nous avait découverts, que serais-je devenue ? Mais bientôt je les ai quittés tous, et quoique maintenant je vive dans la misère, souvent sans un morceau de pain, mon âme est tranquille. Ne me demandez pas pourquoi j’étais venue moi-même à Nicolaïef : je ne pourrais répondre ; j’ai prêté un serment terrible ! Je finis ma lettre par une supplication, monsieur Florestan : de grâce, si jamais vous pensez à votre pauvre petite amie Emilie, ne pensez pas à elle comme à une noire scélérate ! Le Dieu éternel voit mon cœur en ce moment : j’ai une mauvaise moralité et je suis légère, mais je ne suis pas méchante. Et je vous aimerai toujours, mon incomparable Florestan ! et je vous souhaiterai toujours ce qu’il y a de meilleur sur ce globe terrestre. Si ma lettre parvient jusqu’à vous, écrivez-moi quelques lignes pour que je sache que vous l’avez reçue. Vous rendrez par là très heureuse votre fidèlement dévouée

EMILIE. »

« P. S. Je vous ai écrit en allemand ; je n’aurais pas pu exprimer en une autre langue tous les sentimens qui m’oppressent ; mais vous pouvez m’écrire en russe. »

— Eh bien ! lui avez-vous répondu ? demandâmes-nous au lieutenant.

— J’en ai eu souvent l’intention ; mais comment écrire ? Je ne sais pas l’allemand, et quant au russe, quoi qu’elle en ait dit, il eût fallu se le faire traduire. Alors vous comprenez,… cette correspondance,… la dignité de l’épaulette,.. enfin je n’ai pas écrit.

Et chaque fois qu’il achevait son récit, le lieutenant Yergounof hochait la tête, poussait un soupir. — Voilà, disait-il, ce que c’est que la jeunesse ! — Et si parmi les auditeurs il se trouvait un novice qui entendait raconter pour la première fois la célèbre aventure, il lui prenait la main, la posait sur son crâne et lui faisait tâter la cicatrice de sa blessure. Elle était énorme en effet et s’étendait d’une oreille à l’autre.


IVAN TOURGUENEF.